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A Istanbul, les chrétiens d'Irak tentent de revivre

 

Une plaque tournante.
Istanbul est souvent le bout d’un long chemin de misère et d’oubli. La fin du voyage pour certains, le début d’une longue attente pour d’autres, avec l’espoir d’obtenir un jour un visa
pour l’Europe, l’Amérique du Nord ou encore l’Australie.

Dans cette grande ville, tous ont leurs quartiers d’adoption, Turkmènes, Tchétchènes, Afghans, Iraniens, Africains, Irakiens et Syriens maintenant. Parmi eux, se comptent beaucoup de chrétiens orientaux, des gens d’Irak principalement, des émigrés de Bagdad et de Mossoul, et de la région autonome kurde au nord du pays.
Le quartier de Tarlabasi est un peu situé à l’écart du centre-ville, non loin de la tour de Galata et de la grande place de Taksim, le coeur vivant de la ville active. Les derniers arrivants s’entassent dans cette partie de la ville déshéritée, aux ruelles colorées.
C’est un ancien faubourg grec et arménien,abandonné dans les années 1960, investi par les
recalés de la société turque, d’abord les réfugiés de l’Est, des familles Kurdes ayant fui la guerre entre l’armée turque et le PKK (le Parti des travailleurs du Kurdistan) indépendantiste. Les habitations sont précaires, souvent des squats, des immeubles abandonnés, des ruines parfois.
Ninos, 22 ans et réfugié à Istanbul
Chaque dimanche matin s’y tient un grand marché à ciel ouvert où je rencontre Ninos qui
s’occupe d’une petite épicerie tenue par des Irakiens originaires de Mossoul. Il a été recommandé par l’un de ses cousins lorsqu’il est arrivé à
Istanbul, il y a déjà un an. Pour le moment pas de visa en vue.

Ce jeune homme de 22 ans veut partir s’établir au Canada où réside déjà une partie de
sa famille. Il est chrétien d’Irak, appartenant à la
communauté des chaldéens, une Église d’Orient
qui s’est bâtie dans l’argile de Mésopotamie. Sa langue natale est le soureth, un dialecte araméen. Il parle aussi l’arabe et le kurde, par convenance et
obligation. Son anglais est hasardeux, il apprend.

À Istanbul, les images de guerre se sont éloignées,mais la peur est toujours là. « J’ai décidé de partir sur l’ordre de ma mère, me dit-il, après l’attentat contre la cathédrale de Bagdad en novembre de l’année dernière. Le carnage a été épouvantable. »
Depuis, heureusement, il n’y a pas eu d’autres attentats de ce genre contre les chrétiens. Mais le traumatisme  a été suffisamment violent pour inciter les plus jeunes à partir se construire une vie ailleurs, loin de ce trauma.

« Je n’ai pris qu’un sac avec moi et avec des amis on est montés en taxi vers le Nord, à Erbil, au Kurdistan où la sécurité est bonne. Une nuit, j’ai franchi la frontière turque, traversé le pays en autobus et suis arrivé un bon matin ici, sans rien ». la solidarité fonctionne.

Les responsables de l’Église installée en Turquie aident dans la mesure de leurs
moyens ces jeunes réfugiés. Certains arrivent avec des enfants en bas âge, certains ont des pathologies graves liées au stress. Leur première démarche c’est d’aller se faire inscrire aux
bureaux du Haut commissariat aux réfugiés de l’ONU.
Après le boulevard de Tarlabasi, nous descendons par Dolapdere vers des quartiers aux anciennes façades du début du siècle dernier. Ninos m’emmène à Kurtuluş où il habite.
Un autre monde
Nous grimpons au quatrième étage dans une odeur d’humidité. L’appartement comporte deux pièces réunies par un couloir dans lequel se trouve le coin cuisine, un évier et un bec de gaz, puis un placard pour les toilettes et la douche. Ils vivent à six dans ce réduit pour un loyer de 500 euros par mois, trois lits par pièce, les coussins sont posés contre les murs. Le soleil entre par la grande fenêtre et permet de sécher les literies. Je trouve Yusef, le cousin de Ninos, assis par terre dans le salon à parler via Internet avec sa soeur vivant en Australie. Il attend lui aussi un visa. La télévision reste allumée sur la chaîne
libanaise NBC 1 qui transmet en arabe. Ninos me prépare un thé irakien, très sucré. Les  autres familles de l’immeuble sont aussi des réfugiés irakiens. « Des chrétiens comme nous », me dit-il.
Ils viennent de Tell Keyf où il ne resterait, d’après lui, que 800 baptisés alors que quatre ans avant ils étaient encore plus de 2 000. Une image colorée du Christ est collée au-dessus de l’interrupteur crasseux de l’ampoule unique du plafond.
La Vierge trône sur un miroir et des chapelets pendent un peu partout. À l’étage inférieur, je découvre le même appartement, mais habité cette fois-ci par un jeune couple et leur bébé. Ils sont arrivés de Mossoul et croupissent là depuis trois
ans maintenant, après une vague d’enlèvements et de l’assassinat de l’évêque de la ville, Mgr Faraj Rahho. La jeune femme ne veut plus entendre parler d’Irak. Ils ont traversé eux aussi la frontière dans des conditions périlleuses. La Turquie leur a accordé le statut de réfugié politique, mais leur dossier dépend de la préfecture de Sivas, une ville
d’Anatolie, celle d’Istanbul étant débordée. Elle me montre la cuisine, les aliments pour son fils, des kilos de lait en poudre offerts par une organisation humanitaire. Elle ne sort presque jamais de l’appartement, « par peur » me dit-elle, sauf le dimanche où tous se retrouvent à la messe, de l’autre côté de la ville dans la crypte de l’église
Saint-Antoine sur la grande rue d’Istiklâl. Son mari, Joseph, un jeune homme de 26 ans, espère aller en France car son frère est déjà installé dans la région de Marseille.

Nous continuons l’exploration de ce monde « underground ». Je veux voir les cafés où ils se réunissent, leurs lieux de sociabilité. Passant devant une demeure basse et légèrement reculée dans la rue, Ninos me confie qu’il s’agit d’une maison de prostitution, des filles du monde entier viennent y travailler. Y trouve-t-on des chaldéennes ? Je comprends à son embarras que oui. Pire, je comprends aussi que le souteneur est un Irakien. Des filles de Duhok en sont arrivées à cette extrémité pour payer le visa de leur famille afin de les faire venir à Istanbul : 425 dollars par personne sont nécessaires.

 

Se construire une vie meilleure
Plus loin, nous pénétrons, en bordure d’une place arborée, dans le Kardeşler Salonu, le « Café des amis ». L’ambiance enfumée me rappelle ces vastes bistrots de Syrie où les hommes viennent dans l’après-midi jouer aux dés, aux cartes et au tavla, l’ancien jeu de trictrac ou backgammon. Le patron turc a l’air heureux de voir tant de monde chaque jour. Je lui demande s’il parle un peu arabe, il me dit en riant avoir été obligé de s’y mettre pour prendre les commandes… « Nos maisons sont tellement sales qu’il vaut mieux rester au café », glisse Ninos. Je reconnais des visages déjà croisés à Saint-Antoine lors des offices du dimanche où la communauté se retrouve une fois par semaine pour partager la liturgie comme ils le faisaient au pays. Les femmes prient et déposent des cierges. Dans ces moments de trouble, l’Église reste un
repaire, une identité. Tous ces jeunes ont fait des études supérieures. Johnny, 38 ans, me montre sa jambe folle, une blessure attrapée au Koweït lors de la guerre de 1991. Il en a réchappé de peu. Il porte une croix à son cou qu’il embrasse avant de me répondre. Établi dans le quartier depuis cinq ans, ses demandes de visa ont été refusées par les États-
Unis, l’Australie, l’Allemagne et la Suède. « Le Canada est ma dernière chance », me dit-il, fataliste. À côté de lui, un type à lunettes cerclées se présente comme juriste. Il a étudié
le droit commercial à l’université de Mossoul, puis travaillé à Bagdad pour une compagnie étrangère, lorsque ses collègues musulmans se sont réunis pour lui faire comprendre
qu’il risquait sa vie en restant en Irak. « Ils m’ont fait peur pour me forcer à partir, j’ai appris ensuite qu’ils voulaient faire embaucher un
de leurs amis… » L’entreprise a plié bagage elle aussi. « Sans le vouloir, ils m’ont rendu service, il n’y a pas d’avenir en Irak. »

Je leur fais remarquer que la situation est meilleure maintenant, mais ils ne m’écoutent pas, leur vie sera meilleure n’importe où ailleurs, me répondent-ils en coeur. Lorsqu’on
est jeune et que l’on a le rêve américain en tête, difficile d’y échapper. Ils veulent absolument fuir, le plus loin possible de cet Orient nauséabond
qui ne fait plus rêver. La crise syrienne les conforte dans leur choix.Les premiers réfugiés sont arrivés à Istanbul, ceux qui ne veulent pas rester dans les camps créés sur la frontière par le gouvernement turc. Les couches d’immigration s’empilent comme les strates archéologiques.

Je laisse Ninos et ses amis, ils vont rester dans ce café une partie de la journée. En sortant, je tombe sur un centre Internet où l’annonce, écrite en arabe, affiche le prix des communications avec l’Irak, cinq minutes pour 1 livre turque. Les cabines sont pleines. ■

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Article de Sébastien de COURTOIS, paru dans le Hors-Série du « Monde des Religions » – Décembre 20

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Un article sur l’Irak & les Chrétiens d’Orient

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