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Echos d’Alep, ville meurtrie de Syrie

L’Œuvre d’Orient soutient l’association « les maristes bleus ». Cette petite communauté chrétienne, composée de religieux et de nombreux bénévoles, anime, en temps « normal », des groupes de solidarité à Alep.

Sous les bombardements, ils ont décidé de ne pas partir du pays et de rester auprès de la population pour élargir leur aide aux déplacés, principalement des sunnites.


Le mardi 21 janvier, rue de la Chaise, Nabil Antaki,  médecin à Alep, membre des maristes bleus,  a témoigné devant deux cents personnes de son engagement en faveur de plusieurs centaines de familles appauvries par trois ans de guerre, à Alep, la seconde ville de Syrie.

Avec trois frères maristes, son épouse et trois autres personnes, il anime une équipe de 70 bénévoles qui subviennent aux besoins de familles musulmanes et chrétiennes chassées par les combats et obligées de vivre dans des conditions très difficiles. Un travail dangereux, qui les amène bien souvent à s’exposer, mené en parallèle avec d’autres organismes de solidarité, notamment le Jesuit refugee service.

Mardi soir, Nabil Antaki a évité de parler politique ou de s’exprimer sur les adversaires qui s’affrontent depuis bientôt trois ans.  Tendu par son souci de venir en aide à une population en détresse, cet humaniste chrétien espère travailler par la même occasion à la réconciliation à long terme entre des communautés aujourd’hui confrontées à des réflexes de haine.

« Ce pays merveilleux est en train de se somaliser »

« Depuis trois ans, la guerre a fait 125.000 morts et 6 à 8 millions de déplacés internes », indique-t-il. « Les Syriens souffrent aussi de voir leur pays détruit, l’économie ruinée, le patrimoine archéologique pillé, les usines démontées, les biens publics volés, l’élite enfuie. Ce pays merveilleux est en train de se somaliser. On y voit une haine confessionnelle à laquelle on n’était pas habitué, une barbarie que nos pères et nos grands-pères n’avaient jamais vue ».

« Une guerre de position »

« Les événements ont commencé le 15 mars 2011 à Deraa, dans le sud »,  rappelle-t-il. « Au début, Alep était relativement épargnée. Et puis en mai 2012, les rebelles ont pris tous les villages alentour. Depuis l’été 2012, ils contrôlent les quartiers périphériques d’Alep, un peu comme si, à Paris, ils avaient conquis les arrondissements en bordure extérieure, du 11° au 20°. Les habitants ont fui en masse. Près de 200 000 déplacés se sont repliés dans les zones sous la férule du gouvernement. Depuis, c’est une guerre de position. Il n’y a ni recul, ni percée ».

« Le ‘maabarji’, le passeur, qui circule entre les deux zones »

« La ville vit sous un blocus instauré par les insurgés », explique-t-il. « L’électricité et l’eau sont fréquemment coupées, parfois pendant 3 ou 4 jours et puis cela revient pendant quelques heures. Un nouveau petit boulot est apparu : celui de ‘maabarji’, le passeur, qui circule entre les deux zones et fait passer des denrées. Les rebelles laissent passer les piétons, parfois par milliers en une journée, dans les deux sens. Ils leur permettent d’emporter autant de sacs plastiques que peuvent en prendre deux mains. Moi, par exemple, pour remplir de fuel le réservoir de mon générateur, d’une capacité de mille litres, j’ai fait appel à un maabarji qui a transporté, en plusieurs passages, cent sacs de plastique transparent de dix litres chacun, en disant que c’était du vinaigre! »

« La marche est devenue le sport principal des Aleppins »

« Il n’y a plus de station essence », raconte encore Nabil Antaki. « Les pompes ont été dérobées. On achète l’essence à des gamins assis sur le trottoir, par quantité de 15 litres ou 20 litres. Elle est souvent coupée d’eau ou frelatée. A cause du manque d’essence et des points de contrôle qui provoquent des embouteillages, beaucoup de gens vont à pied. La marche est devenue le sport principal des Aleppins. En tout cas jusqu’à 18 heures. Après, quand la nuit tombe, les gens évitent de sortir ».

« Je n’ai pas mangé de viande pendant trois mois »

« Le coût de la vie, bien sûr, a flambé, à cause de cette contrebande obligée », poursuit-il. « Les prix ont pu être multipliés par 5 ou 10, notamment celui du pain. Moi qui garde un niveau de vie aisé, je n’ai pas mangé de viande pendant trois mois. Dernièrement, on achetait du poulet élevé en Turquie, alors qu’auparavant on trouvait de tout dans la campagne avoisinante. Les gens pauvres sont devenus très pauvres et les classes moyennes sont devenues pauvres ».  Les seules personnes ayant encore de l’argent sont les fonctionnaires.

« Voitures piégées, kidnappings et mortiers »

« La vie est bien sûr dangereuse », ajoute le médecin. « L’automne dernier, nous avons vraiment craint une invasion rebelle. Ma mère, ma femme et moi, nous nous tenions prêts à partir dans l’heure, à fuir à la hâte, comme les Arméniens en 1915. Puis la menace s’est estompée. L’armée bombarde les zones tenues par les rebelles avec l’aviation ou de l’artillerie. Dans nos quartiers, le risque vient des voitures piégées, des kidnappings, qui sont devenus monnaie courante, et des tirs de mortiers artisanaux. Il y a environ 15 ou 20 obus qui tombent chaque jour. Cela ne fait presque aucun dégât aux immeubles qui semblent intacts, mais il y a à chaque fois des morts et des blessés ».

« Plus que deux hôpitaux publics qui fonctionnent »

« Or beaucoup de médecins sont partis. Il n’y a plus que deux hôpitaux publics qui fonctionnent. L’une des actions que nous menons avec les maristes est la prise en charge de blessés de guerre, dans un hôpital tenu par des religieuses. Nous avons le meilleur spécialiste de la cage thoracique de Syrie. Récemment, il a soigné un jeune de 17 ans dont les poumons avaient été très gravement atteints et est resté toute la nuit avec lui à le veiller. Sans ce programme, des dizaines de personnes seraient mortes, assurément ».

« Un parcours à peu près sécurisé vers le Liban »

« Les contacts avec l’extérieur sont très difficiles », enchaîne Nabil Antaki. « L’aéroport international d’Alep est fermé depuis le 31 décembre 2012. Pour sortir du pays, nous allons au Liban mais l’autoroute Damas-Alep est entre les mains des rebelles. Il y a des enlèvements, des morts. Depuis peu, le régime a aménagé un parcours parallèle à peu près sécurisé, qui rejoint Homs avant de traverser la frontière libanaise. Mais même cette route n’est pas sûre. Mon frère aîné Amine y a été tué l’été dernier alors qu’il revenait de voir ses enfants au Canada ».

« Parfois, un convoi humanitaire arrive »

« Tout manque, dans nos quartiers, y compris les vêtements », insiste le membre du réseau mariste qui s’est donné le nom de « Maristes bleus ». « Auparavant, quand on faisait des collectes pour les pauvres, on achetait en gros et le tour était joué. Cet hiver, il nous a fallu six semaines pour trouver le nécessaire, en sollicitant des donateurs famille après famille. Parfois, un convoi humanitaire arrive et ce sont des centaines de camions qui déchargent. L’Organisation mondiale de la santé, le Haut commissariat de l’Onu aux réfugiés ou le Croissant Rouge interviennent des deux côtés. À Alep, tout passe par le Croissant rouge qui redistribue. Nous avons notre part ».

« Nos enfants nous supplient de partir »

« Pourquoi je reste à Alep malgré ces conditions »?, répond Nabil Antaki, en réponse à une question. « C’est une question que nous nous sommes déjà posé, ma femme et moi, il y a plusieurs années, lorsque nous sommes rentrés du Canada. Pour nous, la Syrie est notre pays. C’est là que sont nos racines. C’est là que nous pouvons faire notre devoir, rendre service. Cette opinion n’a pas changé avec la guerre. Nos enfants vivent aux États-Unis. Ils nous supplient de partir. Mais nous considérons que nous ne sommes pas directement menacés. Si c’est le cas, on partira ».

« Notre action montre le visage des chrétiens »

« Avec les Maristes bleus, nous ne posons pas la question à ceux que nous aidons de savoir s’ils sont chrétiens ou musulmans », précise-t-il. « Il me semble que c’est le bon choix comme chrétien, comme humaniste. Et en agissant ainsi, on n’aide pas seulement l’humain qui souffre, on prépare aussi l’avenir – si avenir il y a. Notre action montre le visage des chrétiens, une image contraire à celle que propagent les groupes extrémistes. Un homme m’a dit un jour : ‘vous êtes encore mieux que nos coreligionnaires’. Nous sommes convaincus que cette solidarité est utile pour l’avenir, sans pour autant l’afficher ».

« Il y aura beaucoup moins de chrétiens après la guerre »

« Il est certain qu’il y aura beaucoup moins de chrétiens après la guerre en Syrie », prévient Nabil Antaki. « Déjà, on faisait circuler un mauvais chiffre avant, en disant qu’ils représentaient 10 %  de la population totale. En fait c’était entre 5% et 8%. À Alep, ils ont représenté jusqu’à un quart de la population mais il y avait déjà beaucoup de départ avant tous ces événements et la natalité n’était pas très forte. Aujourd’hui, tous les Arméniens sont partis, par exemple. Nous estimons qu’il reste 60 000 à 70 000 chrétiens à Alep, dont la moitié mourraient de faim s’ils ne bénéficiaient pas d’une aide alimentaire. Certains vont au Liban, en situation d’attente. Mais ceux qui ont les moyens et les réseaux vont aux États-Unis, au Canada, en Australie et ceux-là ne reviendront pas ».

« On voit bien que cette tragédie n’intéresse pas les Occidentaux »

« En allant sur internet, on voit bien que cette tragédie n’intéresse pas les Occidentaux », regrette le médecin. « Un fait divers en France va occuper la moitié d’un journal télévisé mais le blocus d’une ville de deux millions de personnes n’a jamais fait les gros titres. Et récemment, lorsqu’il y a eu des informations sur des Français qui venaient faire le jihad en Syrie, les commentaires chez vous étaient de savoir s’ils reviendraient avec de mauvaises intentions : aucune considération sur le mal qu’ils sont susceptibles de faire chez nous ».

 « Beaucoup reprochent aux chrétiens d’avoir été anti rebelles »

« Les chrétiens sont des citoyens syriens à part entière, avec chacun sa propre opinion. Beaucoup disent que la solution serait un régime laïc mais oublient que la Syrie était le seul État laïc de la région ! La population chrétienne n’a jamais été « fan » du régime, mais assez lucide pour comprendre que cela allait mal tourner.

Les rebelles ne visent pas les chrétiens. Mais les chrétiens vivent dans les zones touchés par les rebelles ».

 « Il n’y a pas que du côté rebelle que l’on souffre »

« Nous sommes aussi parfois ulcérés par les communiqués de certaines organisations, comme MSF ou Médecins du monde, qui n’envoient des médecins qu’en zone rebelle », ajoute-t-il. « Alors bien sûr, ils y voient des personnes qui souffrent. Mais il n’y a pas que du côté rebelle que l’on souffre. Cela biaise leur démarche. Il n’y a pas les bons d’un côté, les méchants de l’autre. Il y a des bons et des méchants des deux côtés et, aujourd’hui, plutôt d’un côté ».

Article de La Croix, Jean-Christophe Ploquin, complété par l’Œuvre d’Orient.


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