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Être chrétien en Jordanie aujourd’hui, de Mgr Maroun Lahham (1/2)

LES CHRÉTIENS DE JORDANIE, DE SYRIE ET D’IRAK

Je remercie l’Œuvre d’Orient, pour l’attention qu’elle porte aux chrétiens d’Orient, et surtout pour me donner cette opportunité de parler des chrétiens de Jordanie, de Syrie et d’Irak. Permettez-moi d’abord de brosser un rapide panorama de la mosaïque des chrétiens du monde arabe.

Les chrétiens dans le monde arabe sont de deux catégories :

  • D’abord, les chrétiens arabes qui sont les descendants des premiers chrétiens. Ils se trouvent dans les pays qui vont de l’Irak jusqu’en Égypte, en passant par la Syrie, le Liban, la Jordanie et la Palestine.
  • La deuxième catégorie représente les chrétiens qui se trouvent dans les pays du Golfe et de l’Afrique du nord, et qui sont en grande majorité, des étrangers. Il existe aussi des chrétiens étrangers dans les pays de la première catégorie, mais ce sont surtout des personnes de passage.

Quant au nombre, je sais qu’il est odieux de parler statistiques, d’autant plus qu’en Orient les chiffres sont ronds. Mais pour donner une idée : Les chrétiens arabes (je ne dis pas dans les pays arabes car il y a au moins deux millions de chrétiens étrangers en Arabie Saoudite), les chrétiens arabes donc seraient 20 millions environ, dont près de la moitié sont des coptes d’Égypte. Ces chrétiens appartiennent à une mosaïque d’Églises, mais c’est un autre thème.

LES CHRÉTIENS DE JORDANIE

Les chrétiens de Jordanie, dit Antoine Fleifel dans un chapitre intitulé « La Jordanie, Royaume des chrétiens heureux », sont sans nul doute les moins connus parmi les « chrétiens d’Orient ». La raison en est factuelle, puisque les communautés jordaniennes chrétiennes jouissent d’une situation calme et favorable à leur présence sur le sol jordanien. Par ailleurs, les chrétiens jordaniens n’ont guère connu de situations semblables à celles des libanais chrétiens, des syriens chrétiens ou des irakiens chrétiens. Les chrétiens de Jordanie – et je ne dis pas les chrétiens jordaniens, parce que presque la moitié de ces chrétiens est d’origine palestinienne -, constitue, de toute évidence, une composante essentielle et stable de la société jordanienne.

Cette stabilité politique et sociale des chrétiens de Jordanie et la vie commune avec leurs concitoyens musulmans, sont dues en grande partie au discours et aux pratiques tribales. En Jordanie, c’est la famille, petite ou grande (la tribu), qui est le réceptacle des valeurs et la garante de l’ordre social et politique. Les chrétiens – surtout ceux de souche jordanienne – sont aussi susceptibles que certains musulmans d’être réceptifs à ce discours d’identification tribale, car ils partagent avec les musulmans les mêmes structures sociales, et en grande partie, les mêmes valeurs sociales. Valeurs patriarcales où la solidarité entre individus et familles est bâtie sur la base de la parenté.

Un autre motif de la stabilité de l’Église en Jordanie est qu’elle est ancrée dans son histoire et engagée pour les causes arabes, en premier lieu la cause palestinienne. Elle est, avec la chrétienté syrienne et palestinienne, une Église arabe, libre de toute appartenance nostalgique à un passé révolu (cananéen, pharaonique ou phénicien).

Même si la proportion des chrétiens ne dépasse pas le 3% de la population jordanienne, -200.000 à 220.000 sur une population de 6 à 7 millions d’habitants-, il faut dire que la présence effective des chrétiens de Jordanie dépasse de loin cette proportion. Je donne un exemple :

  • 30% de l’économie du pays est entre les mains des chrétiens, ce qui leur permet d’utiliser la belle formule de « majorité qualitative ». La même chose dans le «quota» des chrétiens au Parlement (9%), dans le Sénat (6%) et dans le gouvernement (1 ou 2 ministres chrétiens).

Les chrétiens de Jordanie appartiennent à deux grandes Églises : L’Église grecque orthodoxe (presque 50%) et l’Église catholique (40%), avec quelques milliers de fidèles anglicans et luthériens, maronites, syriens et arméniens. L’exode des chrétiens d’Irak a augmenté considérablement le nombre des chrétiens syriens catholiques et les chaldéens. L’Église catholique – surtout la branche latine qui constitue la majorité des catholiques – excelle surtout par son activité éducative. La qualité élevée des écoles et des collèges catholiques attire les élèves des familles musulmanes. En outre, la création d’une Université catholique en Jordanie voulue par Jean Paul II et dont la première pierre fut bénie par Benoît XVI en 2009, ne fait que renforcer et élargir l’influence éducative de l’Église catholique en Jordanie.

Mais comme rien au monde n’est parfait, il faut souligner quelques points importants que les chrétiens de Jordanie soulèvent depuis longtemps et auxquels il n’y a toujours pas de réponse satisfaisante de la part des autorités politiques.

  • Il y a avant tout la psychologie de la minorité numérique.

Les chrétiens arabes en général, et ceux de Jordanie en particulier, savent bien qu’ils sont minoritaires. Ils l’acceptent, quoiqu’à contre cœur. Le malaise vient du fait que vivre en minorité pendant des siècles, finit par forger une psychologie fragile qui se traduit par la recherche d’une protection étrangère, le repli identitaire, l’exagération de faits anodins, la peur de descendre sur la place publique…

Sans parler d’une autre psychologie, celle de la majorité, qui se permet d’entraver les droits des minorités, toujours selon la loi du plus fort. En Orient, on préfère parler de « petit nombre » à la place de « minorité », et de dire que la présence des chrétiens ne se réduit pas à des pourcentages mais à une qualité de présence, et que les droits et les devoirs ont leur fondement dans la dignité de la personne humaine, abstraction faite de son poids numérique.

  • Ensuite, il y a la question de la liberté de conscience qui est différente de la liberté de culte.

J’entends par liberté de conscience la liberté de choisir sa propre religion ou de n’en choisir aucune. La liberté de culte est garantie en Jordanie, celle de conscience est permise seulement pour le passage du Christianisme à l’Islam.

  • Il y a en troisième lieu les mariages mixtes à sens unique,

c’est-à-dire qu’un jeune musulman peut épouser une jeune chrétienne, mais un jeune chrétien ne peut épouser une jeune musulmane à moins qu’il ne passe à l’Islam.

  • En quatrième lieu, il y a les manuels scolaires qui ignorent totalement la présence chrétienne en Jordanie jusqu’à l’arrivée de l’Islam au VIIème siècle,

sans parler de fausses notions en présentant le Christianisme, toujours d’après la vision de l’Islam.

  • Un autre point délicat est celui de l’absence de l’enseignement religieux chrétien

dans les écoles publiques, pour les élèves chrétiens. La Jordanie est à ce titre un des rares pays arabes à priver de ce droit les élèves chrétiens. Car il faut savoir que l’enseignement religieux dans les pays arabes est obligatoire dans toutes les écoles.

  • Enfin, la Jordanie, pays musulman à 97%, n’échappe pas à la montée grandissante de l’Islam, surtout dans sa forme fanatique.

On ne peut cependant pas dire que la Jordanie constitue un foyer de l’Islam dur. Il y a certes, depuis plusieurs décennies, la fameuse Confrérie des Frères musulmans, et qui était puissante dans les années 80 du siècle dernier, surtout lorsque les Frères musulmans ont obtenu le ministère de l’éducation. Ils y ont introduit des pratiques dont on souffre encore aujourd’hui. Mais dernièrement, et surtout après l’échec politique des mouvements islamiques en Égypte et en Tunisie, et surtout à cause de la main forte exercée par le Gouvernement, les Frères musulmans font profil bas. Le Gouvernement a même réussi à les diviser, ce qui les a affaiblis encore plus.

LES CHRÉTIENS DE SYRIE EN JORDANIE

Je ne parle pas des chrétiens de Syrie avant le conflit actuel. Ceux qui connaissent ce pays savent bien combien les chrétiens de Syrie étaient heureux et vivaient dans le respect et dans la paix totale. Mais la guerre a obligé des centaines de milliers de syriens à quitter leur beau pays. Beaucoup sont arrivés en Jordanie. Parmi eux, il y a des chrétiens. C’est de ces derniers dont je veux parler.

Le conflit syrien éclate en 2011, et il dure encore. On parle d’un million et demi de syriens arrivés en Jordanie, certains dans les camps et les autres dans toutes les villes du Royaume. Les réfugiés syriens arrivés en Jordanie sont venus du sud du pays, partie plutôt pauvre et en majorité musulmane. Parmi eux, il y a eu quelque 17.000 chrétiens qui sont passés par la Jordanie. Je dis « passés » parce qu’après quelques mois, ils sont partis presque tous en Allemagne, en Australie, au Canada et dans les États Unis. Il faut mentionner aussi 35.000 arméniens d’Alep que le Consul général d’Arménie a fait transiter par la Jordanie pour les amener en Arménie. Actuellement (janvier 2016), il reste 200 familles syriennes chrétiennes en Jordanie, en attente de papiers pour émigrer.

Pendant leur séjour sur le sol jordanien, la Caritas de Jordanie leur a tout offert: loyers, scolarités des enfants, soins médicaux dans deux hôpitaux catholiques d’Amman, coupons mensuels de nourriture. Le centre pastoral N.D. de la paix a hébergés des dizaines de familles syriennes chrétiennes jusqu’à leur départ.

LES CHRÉTIENS D’IRAK EN JORDANIE

Les chrétiens d’Irak en Jordanie ont toute une autre histoire. Eux aussi vivaient dans la paix la plus totale, mais le « tsunami » politique qui a frappé leur pays les a dispersés dans les quatre coins du monde. Je parle de la Jordanie.

La Jordanie a connu quatre vagues d’irakiens :

  • 1991 après la première guerre du Golfe,
  • en 1996 après la deuxième guerre du Golfe,
  • en 2003 lors de la chute de Bagdad
  • et en 2014 après la chute de Mossoul et de la plaine de Ninive.

Les irakiens des deux premières vagues (musulmans et chrétiens) étaient des gens aisés, la plupart est partie ailleurs, d’autres sont restés en Jordanie et continuent à avoir des affaires. Certains ont même pris la nationalité jordanienne. Les irakiens des deux dernières vagues sont plus pauvres, et surtout ceux de 2014 qui sont arrivés après avoir été dépouillés de tout. Les chrétiens irakiens arrivés et enregistrés par les Nations Unies en 2003 sont de 10.000 et ceux de 2014 sont 8.500. Ce qui semble étrange, mais compréhensible par ailleurs, est qu’aucun des irakiens chrétiens n’envisage un retour en Irak, même si le pays retrouve la paix. Ils disent avoir été trahis par leurs voisins musulmans qui auraient volé leurs maisons après leur départ. Ils ne veulent pas rester en Jordanie non plus, où ils n’ont pas le droit de travailler. Ils veulent partir, c’est tout. Plusieurs pays ont fait des promesses, mais ce n’est que dernièrement que le Canada et l’Australie commencent à accepter quelques familles dans leurs territoires respectifs (on parle de 400 personnes déjà parties), avec des garanties qui viennent de l’Église canadienne ou australienne. Mais les espoirs demeurent, car les « interviewes » vont bon train.

Le gouvernement jordanien a ouvert ses frontières aux irakiens chrétiens, mais c’est Caritas Jordanie qui leur assure tout : soins médicaux, scolarité des enfants, loyers, nourriture etc. 18 centres paroissiaux catholiques ont accueilli les frères irakiens pendant un an dans les salles paroissiales avant de leur assurer des appartements plus dignes. En 2014, Caritas Jordanie a travaillé avec un chiffre d’affaires de presque 30 millions de dollars. Ces sommes viennent de plusieurs Caritas dans le monde : Allemagne, États-Unis, Vatican, Danemark, France, Belgique etc. 60% de cette somme va au service des réfugiés syriens (dont 1% seulement sont chrétiens), 20% pour les jordaniens pauvres et 15% pour les irakiens chrétiens.

Quant aux services religieux, il faut savoir que les irakiens chrétiens arrivés en Jordanie appartiennent à l’Eglise syrienne catholique (la majorité) ou chaldéenne avec quelques assyriens. Un prêtre syrien catholique, un prêtre chaldéen et un troisième assyrien suivent, chacun ses fidèles. L’Église catholique, de rite latin et de rite byzantin, a ouvert ses lieux de cultes aux frères irakiens. Il faut avouer que la foi solide des chrétiens irakiens constitue un exemple pour nos fidèles jordaniens.

Jusqu’à présent, les chrétiens irakiens vivent au jour le jour dans l’espoir d’un avenir meilleur, un avenir qui reste entièrement à chiffrer.

Mon dernier point traite d’une question commune à tous les chrétiens du monde arabe: leur avenir. – texte à suivre ce jeudi sur le site de l’Œuvre d’Orient-


Par Mgr Maroun Lahham, évêque auxiliaire et vicaire patriarcal pour la Jordanie