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La lumière de l'Orient, Lettre apostolique de Jean Paul II (4e partie)

Une liturgie pour tout l’homme et pour tout le cosmos

11. Dans l’expérience liturgique, le Christ Seigneur est la lumière qui illumine la route et dévoile la transparence du cosmos, tout comme dans l’Écriture. Les événements du passé trouvent dans le Christ une signification et une plénitude, et le créé apparaît pour ce qu’il est : un ensemble de traits qui ne trouvent leur expression la plus complète, leur pleine destination, que dans la liturgie. Voilà pourquoi la liturgie est le ciel sur la terre ; en elle, le Verbe qui s’est fait chair empreint la matière d’une potentialité salvifique qui se manifeste en plénitude dans les Sacrements : là, la création communique à chacun la puissance que lui a conférée le Christ. Ainsi, le Seigneur, baigné dans le Jourdain, transmet aux eaux une puissance qui leur permet de devenir le bain de la régénération baptismale (29).

Dans ce contexte, la prière liturgique en Orient montre une grande aptitude à engager la personne humaine dans sa totalité : le mystère est chanté dans la sublimité de son contenu, mais également dans la chaleur des sentiments qu’il suscite dans le coeur de l’humanité sauvée. Dans l’action sacrée, la corporéité est, elle aussi, appelée à la louange, et la beauté, qui est l’un des termes privilégiés en Orient pour exprimer la divine harmonie et le modèle de l’humanité transfigurée (30), se révèle partout : dans les formes du sanctuaire, dans les sons, dans les couleurs, dans les lumières, dans les parfums. Le temps prolongé des célébrations, l’invocation répétée, tout exprime une identification progressive de la personne tout entière avec le mystère célébré. Et la prière de l’Église devient ainsi déjà une participation à la liturgie céleste, anticipation de la béatitude finale. Cette valorisation intégrale de la personne dans ses composantes rationnelles et émotives, dans l’« extase » et dans l’immanence, est d’une grande actualité et constitue une admirable école pour comprendre la signification des réalités créées : celles-ci ne sont ni un absolu, ni un foyer de péché et d’iniquité. Dans la liturgie, les choses révèlent la nature propre du don offert par le Créateur à l’humanité : « Dieu vit tout ce qu’il avait fait : cela était très bon » (Gn 1, 31). Si tout cela est marqué par le drame du péché, qui alourdit la matière et en empêche la transparence, celle-ci est rachetée dans l’Incarnation et rendue pleinement théophorique, c’est-à-dire capable de nous mettre en relation avec le Père : cette propriété se révèle au plus haut point dans les saints mystères, les Sacrements de l’Église.

 Le christianisme ne refuse pas la matière, la corporéité, qui est au contraire pleinement valorisée dans l’acte liturgique, dans lequel le corps humain montre sa nature intime de temple de l’Esprit et parvient à s’unir au Seigneur Jésus, lui aussi fait corps pour le salut du monde. Mais cela ne comporte pas non plus une exaltation absolue de tout ce qui est physique, car nous connaissons bien le désordre que le péché a introduit dans l’harmonie de l’être humain. La liturgie révèle que le corps, à travers le mystère de la Croix, est en route vers la transfiguration, la pneumatisation : sur le Mont Thabor, le Christ l’a montré resplendissant comme le Père veut qu’il puisse redevenir.

 La réalité cosmique est aussi invitée à rendre grâces, car le cosmos tout entier est appelé à être ramené sous le Christ Seigneur. Cette conception exprime un enseignement équilibré et admirable sur la dignité, le respect et la finalité de la création et du corps humain en particulier. Celui-ci, dès lors qu’on rejette tout dualisme et tout culte du plaisir éprouvé comme fin en soi, devient un lieu rendu lumineux par la grâce et donc pleinement humain.

 À ceux qui recherchent un rapport de signification authentique avec eux-mêmes et avec le cosmos, encore si souvent déformé par l’égoïsme et l’avidité, la liturgie révèle la voie vers l’équilibre de l’homme nouveau et invite au respect pour la potentialité eucharistique du monde créé ; celui-ci est destiné à être assumé dans l’Eucharistie du Seigneur, dans sa Pâque présente dans le sacrifice de l’autel.

 

Un regard limpide à la découverte de soi

 12. C’est vers le Christ, l’Homme-Dieu, que se tourne le regard du moine : sur sa face défigurée d’homme de douleur, il distingue déjà l’annonce prophétique du visage transfiguré du Ressuscité. Au regard contemplatif, le Christ se révèle comme aux femmes de Jérusalem, montées contempler le spectacle mystérieux du Calvaire. Et ainsi, formé à cette école, le regard du moine s’habitue à contempler le Christ également dans les plis cachés de la création et dans l’histoire des hommes, elle aussi comprise dans sa conformation progressive au Christ total.

 Le regard progressivement christifié apprend ainsi à se détacher des apparences, du tourbillon des sens, c’est-à-dire de tout ce qui empêche l’homme d’atteindre une légèreté apte à se laisser saisir par l’Esprit. En parcourant cette route, il se laisse réconcilier avec le Christ, au cours d’un incessant processus de conversion, dans la conscience de son propre péché et de son éloignement du Seigneur, qui se fait componction du coeur, symbole de son propre baptême dans l’eau salutaire des larmes ; dans le silence et dans la paix intérieure recherchée et donnée, où le coeur apprend à battre en harmonie avec le rythme de l’Esprit, éliminant toute duplicité ou toute ambiguïté. Le fait de devenir ainsi toujours plus sobre et essentiel, plus transparent à ses propres yeux, peut le faire tomber dans l’orgueil et dans l’intransigeance, s’il arrive à croire que cela pourrait être le fruit de son effort ascétique. Le discernement spirituel, dans une continuelle purification, le rend alors humble et calme, conscient de ne percevoir que quelques traits de cette vérité qui l’assouvit, parce qu’elle est don de l’Époux, lequel seul est plénitude de bonheur.

 À l’homme qui recherche le sens de la vie, l’Orient propose cette école pour se connaître et être libre, aimé par ce Jésus qui disait : « Venez à moi, vous tous qui peinez et ployez sous le fardeau, et moi, je vous soulagerai » (Mt 11, 28). À qui recherche la guérison intérieure, il dit de continuer à chercher : si l’intention est bonne et la démarche honnête, à la fin, le visage du Père se fera reconnaître, gravé comme il l’est dans les profondeurs du coeur humain.

 Un père dans l’Esprit

 13. En général, le parcours du moine n’est pas seulement marqué par un effort personnel, mais il se réfère à un père spirituel, auquel il s’abandonne avec une confiance filiale, dans la certitude qu’en lui se manifeste la tendre et exigeante paternité de Dieu. Cette figure donne au monachisme oriental une extraordinaire souplesse : par l’oeuvre du père spirituel, le chemin de chaque moine est en effet fortement personnalisé dans les temps, les rythmes, les façons de rechercher Dieu. C’est justement parce que le père spirituel est le point de rattachement et d’harmonisation que cela permet au monachisme la plus grande variété d’expressions, cénobitiques et érémitiques. Le monachisme en Orient a pu être ainsi une réalisation des attentes de chaque Église, au cours des diverses périodes de son histoire (31).

 Dans cette recherche, l’Orient nous enseigne de façon particulière qu’il y a des frères et soeurs auxquels l’Esprit a prodigué le don de la direction spirituelle : ceux-ci constituent de précieux points de référence, car ils voient avec le même regard d’amour que Dieu a pour nous. Il ne s’agit pas de renoncer à sa propre liberté, pour se faire diriger par les autres : il s’agit de tirer profit de la connaissance du coeur, qui est un vrai charisme, pour être aidés, avec douceur et fermeté, à trouver la route de la vérité. Notre monde a un besoin extrême de pères. Il les a souvent refusés, parce qu’ils lui semblaient peu crédibles, ou parce que leur modèle apparaissait désormais dépassé et peu attirant pour la sensibilité commune. Il a toutefois du mal à en trouver de nouveaux, et il souffre alors dans la peur et l’incertitude, sans modèles ni points de référence. Celui qui est père dans l’Esprit, s’il est vraiment tel – et le peuple a toujours montré qu’il savait le reconnaître -, ne rendra pas semblable à lui-même, mais il aidera à trouver le chemin qui mène au Royaume.

 L’Occident aussi a reçu le don admirable de la vie monastique, masculine et féminine, qui garde le don de la direction dans l’Esprit et qui attend d’être valorisée. Dans ce domaine, et partout où la grâce suscite de si précieux instruments de maturation intérieure, puissent les responsables cultiver et valoriser un tel don et tous en tirer profit : ils feront ainsi l’expérience de la consolation et du soutien que la paternité dans l’Esprit représente pour leur marche de foi (32).

 Communion et service

 14. C’est précisément dans le détachement progressif de ce qui dans le monde constitue un obstacle à la communion avec son Seigneur, que le moine retrouve le monde comme lieu dans lequel se reflète la beauté du Créateur et l’amour du Rédempteur. Dans son oraison, le moine prononce une épiclèse de l’Esprit sur le monde et il est certain d’être exaucé parce qu’elle participe de la prière même du Christ. C’est ainsi qu’il sent naître en lui un amour profond pour l’humanité, cet amour que la prière en Orient célèbre si souvent comme attribut de Dieu, l’ami des hommes qui n’a pas hésité à offrir son Fils pour sauver le monde. Dans cette attitude, il peut être donné au moine de comprendre ce monde déjà transfiguré par l’action déifiante du Christ mort et ressuscité. Quelle que soit la modalité que l’Esprit lui réserve, le moine est toujours essentiellement l’homme de la communion. C’est par ce nom que l’on a également désigné depuis l’antiquité le style monastique de la vie cénobitique. Le monachisme nous montre qu’une vocation ne peut être authentique que si elle naît de l’Église pour l’Église. En témoigne l’expérience de tant de moines qui, enfermés dans leur cellule, apportent à leur prière une extraordinaire passion non seulement pour la personne humaine, mais également pour chaque créature, dans une invocation incessante pour que tout se convertisse au courant salvifique de l’amour du Christ. Ce chemin de libération intérieure dans l’ouverture à l’autre fait du moine l’homme de la charité. À l’école de l’apôtre Paul qui montre la plénitude de la loi dans la charité (cf. Rm 13, 10), lacommunion monastique orientale a toujours été attentive à garantir la supériorité de l’amour sur toute loi.

 Elle se manifeste avant tout dans le service rendu aux frères dans la vie monastique, mais également à la communauté ecclésiale, sous des formes variant selon les époques et les lieux, et qui vont des oeuvres sociales aux prédications itinérantes. Les Églises d’Orient ont vécu cet engagement avec une grande générosité, à commencer par l’évangélisation, qui est le service le plus élevé que le chrétien puisse offrir à son frère, pour se prolonger par de nombreuses autres formes de service spirituel et matériel. On peut même dire que le monachisme a été dans l’antiquité – et également, à plusieurs reprises, au cours des époques qui suivirent – l’instrument privilégié de l’évangélisation des peuples.

 Une personne en relation avec Dieu

 15. La vie du moine témoigne de l’unité qui existe en Orient entre spiritualité et théologie : le chrétien, et en particulier le moine, bien plus que rechercher des vérités abstraites, sait que seul son Seigneur est la Vérité et la Vie, mais il sait aussi qu’il est la Voie (cf. Jn 14, 6) pour les atteindre l’un et l’autre ; connaissance et participation constituent donc une réalité unique : de la personne au Dieu trine à travers l’Incarnation du Verbe de Dieu.

 L’Orient nous aide à discerner, grâce à une grande richesse d’éléments, le sens chrétien de la personne humaine. Celui-ci est fondé sur l’Incarnation, d’où la création elle-même tire sa lumière. Dans le Christ, vrai Dieu et vrai homme, se dévoile la plénitude de la vocation humaine : pour que l’homme devienne Dieu, le Verbe a assumé l’humanité. L’homme, qui connaît continuellement le goût amer de ses limites et de son péché, ne s’abandonne pas alors à la récrimination ou à l’angoisse parce qu’il sait qu’au fond de lui opère la puissance de la divinité. L’humanité a été assumée par le Christ sans qu’elle fût séparée de la nature divine et sans confusion (33) et l’homme n’est pas livré à lui-même lorsqu’il tente, de mille façons parfois déçues, une impossible ascension au ciel: il existe un tabernacle de gloire, qui est la très sainte personne de Jésus le Seigneur, où le divin et l’humain se rencontrent dans une étreinte qui ne pourra jamais être brisée: le Verbe s’est fait chair, semblable en tout à nous, excepté le péché. Il verse la divinité dans le coeur malade de l’humanité et, en y insufflant l’Esprit du Père, la rend capable de devenir Dieu par la grâce.

 Mais si celui-ci nous a révélé le Fils, alors il nous est donné de nous rapprocher du mystère du Père, principe de communion dans l’amour. La Très Sainte Trinité nous apparaît alors comme une communauté d’amour : connaître un Dieu semblable signifie ressentir l’urgence qu’il parle au monde, qu’il se communique ; et l’histoire du salut n’est que l’histoire d’amour de Dieu pour la créature qu’il a aimée et choisie, la voulant « selon l’icône de l’icône » – comme s’exprime l’intuition des Pères orientaux (34) -, c’est-à- dire modelée à l’image de l’Image, qui est le Fils, conduite à la communion parfaite par le sanctificateur, l’Esprit d’amour. Et même lorsque l’homme pèche, ce Dieu le cherche et l’aime, afin que le rapport ne soit pas brisé et que l’amour continue à jaillir. Et il l’aime dans le mystère du Fils, qui se laisse tuer sur la croix par un monde qui ne le reconnaît pas, mais il est ressuscité par le Père, comme preuve éternelle que nul ne peut tuer l’amour, parce que quiconque en est participant est touché par la gloire de Dieu : c’est cet homme transformé par l’amour que les disciples ont contemplé sur le Mont Thabor, l’homme que nous sommes tous appelés à être.

 Un silence qui adore

 16. Et pourtant, ce mystère se voile continuellement, se couvre de silence (35), pour éviter qu’à la place de Dieu, on ne construise une idole. Ce n’est que dans une purification progressive de la connaissance de communion que l’homme et Dieu se rencontreront et reconnaîtront dans l’étreinte éternelle leur connaturalité d’amour jamais effacée. C’est ainsi que naît ce qui est appelé l’apophatisme de l’Orient chrétien : plus l’homme grandit dans la connaissance de Dieu, plus il le perçoit comme mystère inaccessible, insaisissable dans son essence. Il ne faut pas confondre cela avec un mysticisme obscur dans lequel l’homme se perd dans des réalités impersonnelles énigmatiques. Au contraire, les chrétiens d’Orient s’adressent à Dieu comme au Père, au Fils, au Saint-Esprit, personnes vivantes, tendrement présentes, auxquelles ils adressent une doxologie liturgique solennelle et humble, majestueuse et simple. Ils perçoivent pourtant que c’est surtout en se laissant éduquer à un silence d’adoration que l’on peut approcher cette présence, car au sommet de la connaissance et de l’expérience de Dieu, il y a sa transcendance absolue. Plus qu’à travers une méditation systématique, on y parvient à travers l’assimilation orante de l’Écriture et de la Liturgie.

 Dans cette humble acceptation des limites de la créature face à la transcendance infinie d’un Dieu qui ne cesse de se révéler comme le Dieu-Amour, Père de notre Seigneur Jésus-Christ, dans la joie de l’Esprit Saint, je vois exprimée l’attitude de la prière et la méthode théologique que l’Orient préfère et continue à offrir à tous ceux qui croient au Christ. Nous devons confesser que nous avons tous besoin de ce silence chargé de présence adorée : la théologie, pour pouvoir mettre pleinement en valeur son âme sapientiale et spirituelle ; la prière, pour qu’elle n’oublie jamais que voir Dieu signifie descendre de la montagne avec un visage si rayonnant qu’il faut le couvrir avec un voile (cf. Ex 34, 33) et pour que nos assemblées sachent faire place à la présence de Dieu, évitant de se célébrer elles-mêmes ; la prédication, pour qu’elle ne s’imagine pas qu’il suffit de multiplier les paroles pour attirer à l’expérience de Dieu ; l’engagement, pour renoncer à s’enfermer dans une lutte sans amour ni pardon. C’est ce dont a besoin l’homme d’aujourd’hui, qui souvent ne sait pas se taire de peur de se retrouver en face de lui-même, de se dévoiler, de ressentir le vide qui devient une recherche de sens ; l’homme qui s’étourdit dans le bruit. Tous, croyants et non-croyants, ont besoin d’apprendre la valeur du silence qui permet à l’Autre de parler, quand et comme il le voudra, et qui nous permet, à nous, de comprendre cette parole.

A suivre vendredi prochain