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L'Égypte au lendemain de la Place Tahrir

Qui oserait aujourd’hui énoncer le nom d’un leader pour ce pays, une personnalité qui serait capable de répondre aux cris des jeunes qui continuent à réclamer, chaque vendredi sur la place Tahrir, la liberté, à clamer « hourriyya» ? Qui serait à même de prédire l’avenir du pays et imaginer des projets possibles ?

La situation sur le terrain et les rencontres avec les autochtones n’apportent par vraiment de réponses à ces questions, mais permettent d’établir un constat. C’est la stagnation qui règne dans le pays, dans les villes et les villages. Du Caire à Louxor, la situation est catastrophique. Le marasme d’une économie en pleine chute s’y exprime notamment par le boycott du tourisme, dont la perte est déjà chiffrée à quelques milliards d’euros. Mais, en dépit de cette situation, les Egyptiens parlent de thaoura, de révolution. Nous constatons qu’il y a eu une révolution dans le fait que nous pouvons traverser la Haute Égypte en voiture ou en train, sans être accompagnés. Nous pouvons également visiter différents villages sans que la police de sécurité rattachée à la tristement célèbre Emn Daula du Ministère de l’Intérieur ne doive être informée de nos déplacements ou ne soit obligée de nous escorter, comme c’était le cas auparavant.

L’Emn daula, qui comptait des dizaines de milliers d’agents sous le régime de Moubarak et était chargée de récolter des informations sur les citoyens et de procéder à leur arrestation, a d’ailleurs été abolie. Une révolution a bien eu lieu, parce que les salafistes, l’une des ailes les plus dures et radicales du sunnisme, sont de plus en plus visibles depuis la chute du président Moubarak. S’ils ne sont peut-être pas plus nombreux, ils se manifestent davantage depuis la thaoura : on les reconnaît à leur tunique talaire blanche, à leur barbe typique sans moustache. Soupçonnés d’œuvrer pour le compte des contre-révolutionnaires, les salafistes ont un projet politique clair, semblable à celui des frères musulmans : établir en Égypte un Etat musulman. En vérité, ce concept n’a jamais été clairement défini.

Mais l’Égypte ne peut actuellement pas se contenter de discours idéologique.

Elle a plus que jamais besoin d’une révolution qui permette à la population d’accéder au développement et aux immenses richesses du pays. La Haute Égypte en particulier, avec ses célèbres villes telles que Minieh, Assiout, Louxor ou Assouan, et ses villages ignorés dont la population est essentiellement formée d’agriculteurs, est l’indice clair d’une situation socio-économique qui exige un changement en profondeur. Un changement qui soit irréversible.

C’est près de la ville de Tahta que nous avons rencontré le seul étranger lors de notre séjour prolongé dans le pays. Il est là depuis janvier, pour soutenir les petits paysans dans leur travail d’amélioration de la culture des terres. Il est agronome et possède une solide expérience au sein de plusieurs ONGs. Il nous confie que les paysans doivent réapprendre l’art d’exploiter rationnellement leurs terres, qui sont actuellement surexploitées. Il y a quelques générations, on savait encore gérer l’utilisation des terres, nous affirme-t-il. Mais aujourd’hui, de nouvelles constructions viennent chaque année empiéter sur les terres cultivables. On ne dispose ainsi que d’une surface de 100 mètres carrés pour une famille de 6 personnes. La seule possibilité qui s’offre dès lors aux jeunes, c’est d’émigrer. Cette migration est, nous dit Mounir, synonyme de liberté, de libération des contraintes du système patriarcal. Les plus ambitieux rêvent de se rendre à l’étranger, mais leur voyage s’arrête souvent au Caire, dans les quartiers surpeuplés comme Shoubra ou Embaba. C’est ainsi que chaque mois, les villages se dépeuplent de leurs jeunes, et que seuls les vieux, les femmes et les enfants y restent. Une des conséquences de cette migration est que, dans certains villages, 40% des familles dépendent du salaire que les femmes peuvent gagner par leur travail.

Dans les villes de la Haute Égypte, on ne crée plus de postes de travail depuis longtemps, pour faire suite au projet de Moubarak de concentrer l’industrie dans la région du Caire. Depuis des décennies, on assiste à la naissance de nouveaux quartiers aux proportions énormes dans le désert qui environne la mégapole. Les constructions poussent partout comme des champignons : on construit en hauteur, en largeur, on ajoute quelques étages à des immeubles existants. Les villes et les villages, en dehors du Caire, subissent le même sort. La thaoura ayant fait disparaître le contrôle du gouvernement et affaibli le pouvoir policier, on construit illégalement, sans respecter aucune norme.

Pour les chrétiens, cette situation issue de la révolution constitue un ballon d’oxygène :

c’est l’occasion de pouvoir réparer une église ou une école appartenant à une congrégation sans avoir à soumettre une demande officielle écrite au Président de la République, qui faisait d’ailleurs tout pour empêcher la réalisation de tout projet, grand ou petit, venant des milieux chrétiens. Des espaces sont délimités pour créer des projets pour personnes avec handicap ou pour personnes âgées, ainsi que pour des ateliers dont l’objectif est de former les jeunes à des métiers qui sont prisés sur le marché local. Il est important de profiter de cette marge de liberté laissée par la thaoura, car, avec les prochaines élections, ces avantages pourraient bien brutalement disparaître. Il y a aussi la création de projets d’importance inestimable visant à stimuler les musulmans à venir à la rencontre de leurs concitoyens chrétiens. Cela pour panser la grande plaie dont souffre actuellement l’Égypte : la ségrégation religieuse, qui est enracinée dans les mentalités depuis l’enfance et qui vise à convertir l’autre ou à l’exclure. Dans cette optique, chrétiens et musulmans s’évitent réciproquement et se méfient les uns des autres. Les chrétiens ont surtout peur d’être phagocytés par un islam conquérant, les réduisant à être des citoyens de seconde zone. Si les autorités religieuses nient souvent que les chrétiens soient persécutés, comment peut-on alors expliquer la présence de gardes armés devant les églises ? Les gens de la rue ont une autre vision des choses. Depuis la révolution, les chrétiens vivent dans la peur constante, suite aux nombreuses agressions dont ils sont victimes dans la rue et aux harcèlements subis par les femmes. Il faut admettre que ces peurs sont bien compréhensibles. Mais le repli des chrétiens sur eux-mêmes est tout autant dangereux. Parmi les nombreux défis qui attendent l’Égypte, les chrétiens sont appelés à devenir une communauté qui s’engage avec d’autres pour un projet politique favorisant l’exercice de la citoyenneté et contribuant à la transformation du pays. Le défi est de taille, parce que depuis la naissance de l’Égypte moderne, de Nasser à Moubarak, les citoyens sont habitués à rester passifs et désintéressés face à une vie politique manipulée et gérée par les autorités en place. Aujourd’hui, la thaoura donne enfin la possibilité à tout citoyen de s’investir dans un projet politique. Les chrétiens, même s’ils constituent une minorité représentant moins de 10% de la population totale du pays qui compte 80 millions d’habitants, doivent faire preuve, de responsabilité et d’imagination devant les menaces des groupes fondamentalistes musulmans. Ces derniers essaient, par toutes sortes de provocations, de confiner l’action des chrétiens dans l’enceinte des murs des églises, comme cela se passe dans tout Etat islamique.

La thaoura a engendré davantage d’insécurité dans les quartiers des villes, plus aussi de criminalité dont ce sont souvent les chrétiens qui sont les victimes.

Mais la thaoura est aussi une chance concrète pour mobiliser les gens à agir en vue des prochaines élections. Les diocèses prennent des initiatives allant dans ce sens; ils forment notamment des leaders qui doivent sensibiliser les citoyens sur les enjeux de ce scrutin. Mais le temps presse, et les frères musulmans, groupe le mieux organisé du pays, ne souhaitent pas que les autres groupes se préparent à cet événement historique qui devrait amener à de véritables élections où le peuple pourrait vraiment choisir et proposer des candidats de différentes orientations.

Dans un pays où les femmes sont souvent confinées à leur foyer, où le système patriarcal est bien ancré dans des traditions qui étouffent les initiatives individuelles, où le taux d’analphabétisme et d’illettrisme est de 60% de la population globale et où la seule préoccupation des gens est de survivre, le défi des leaders est titanesque, ne serait-ce que pour réussir à rassembler les personnes. Malgré cette situation, l’Église a raison de continuer sa tâche de formation – non de formatage – des consciences, comme le rappelle l’évêque de Minieh. Ce travail a commencé il y a déjà des décennies dans les villages ou les quartiers des villes, afin de changer le comportement des chrétiens et les inciter à se rencontrer, à sortir des cercles familiaux et à se retrouver entre jeunes gens et jeunes filles dans des activités et des camps d’été qui leur permettent de réfléchir, de discuter et de se confronter. On trouve des traces d’une mentalité repliée sur elle-même, sur son identité religieuse et sur son appartenance communautaire, aussi bien chez les musulmans que chez les chrétiens. Dans le contexte catholique, on voit cela par exemple par le nombre impressionnant de personnes handicapées nées de mariages consanguins. Une religieuse, qui travaille depuis plus de 40 ans avec les personnes handicapées, explique que ces mariages consanguins étaient une façon pour la petite communauté copte catholique disséminée sur l’ensemble du territoire de l’Égypte de se maintenir comme communauté.

Le changement des mentalités et l’ouverture à l’autre, qui ne signifie pas reniement de sa propre foi, sont la vraie révolution dont l’Égypte a besoin.

C’est ce que tente l’Église depuis quelques décennies. Pour l’évêque émérite de Sohag, l’Église a d’ailleurs démarré sa révolution lorsqu’elle a commencé à inciter ses fidèles à réfléchir sur le type de société qu’ils voulaient pour leur pays. La thaoura accorde aujourd’hui aux Egyptiens la liberté d’expression, ce qui ne s’est jamais vu dans toute l’histoire de la République. Le printemps arabe sera véritablement une thaoura, une révolution, si tous les courants et forces du pays adhèrent à ce mouvement de conversion déclenché sur la place Tahrir par des jeunes de toutes confessions qui ne sont pas prêts à renoncer à l’idéal qu’ils ont découvert par internet et les moyens modernes de communication : des jeunes qui peuvent construire leur vie, faire des choix, s’exprimer librement, grandir, voyager, se détendre et s’amuser…


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