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L’Égypte, comment aller de l’avant ? de Jean-Jacques Pérennès

Il est clair que la coalition politique formée à Tunis et la nouvelle Constitution tunisienne ouvrent des perspectives très neuves pour le monde arabe. Malgré des fragilités, une certaine démocratie semble se mettre en place dans ce pays, les partis islamistes acceptent de négocier sur des sujets délicats comme la liberté de conscience, la citoyenneté fait des progrès. De quoi espérer. Peut-ont élargir le constat ?

La majorité des analyses actuelles sur l’Égypte sont très pessimistes, à l’excès, probablement. A quoi ont servi ces trois années d’effervescence populaire en Égypte, lit-on ? Où est passé l’enthousiasme de la place Tahrir ? Pourquoi tant de militants y ont-ils laissé leur vie, si c’est pour revenir à un régime militaire, plus soucieux des privilèges d’une oligarchie que de l’intérêt des citoyens ? Pourquoi les Égyptiens ne sont-ils pas parvenus à transformer leur rêve d’une autre société en un vrai projet politique ? L’actualité n’incite guère à l’optimisme, en effet : le retour probable d’un militaire à la tête de l’État n’a pas suffi, pour l’instant, à dissuader les groupes djihadistes auteurs de plusieurs attentats contre les forces de police, contre un bus  de touristes au Sinaï. Le tourisme est sinistré, le retour de l’investissement étranger se fait attendre, les Égyptiens sont las de cette transition interminable et prêts à se jeter dans les bras d’un sauveur, fut-il un Maréchal. Retour à la case départ, en somme.

 

Ce n’est pas si sûr, et une analyse plus fine s’impose. Disons d’abord que peu regrettent vraiment l’ère Moubarak, hormis l’oligarchie alors au pouvoir et qui en bénéficiait outrancièrement. La corruption, l’atteinte aux libertés individuelles, l’impunité des services de police, la soumission de la justice avaient atteint des niveaux devenus inacceptables pour une société entrée dans la mondialisation, avec ce que cela signifie d’aspiration à la liberté et à la justice. Beaucoup s’accordent aussi à reconnaître que les Frères musulmans ont échoué, au-delà de ce que l’on attendait d’eux : trop sectaires, incompétents, plus habitués à la clandestinité qu’à la gestion en grandeur réelle des affaires publiques, ils ont perdu en quelques mois un crédit considérable que leur avait manifesté le peuple à travers les urnes. Les partis politiques libéraux n’ont pas su, eux non plus, – et c’est là une grande déception- proposer une alternative crédible qui suscite l’adhésion des masses : émiettés, laminés par des décennies de monopole du débat politique par le PND, parti de Hosni Moubarak, ils n’ont pas su offrir et mobiliser autour de projets politiques concrets et crédibles. D’où la recherche d’un sauveur, d’un homme providentiel, avec, en arrière-plan, la figure de Nasser qui, malgré les dérives autoritaires de son régime, garde l’image d’une figure qui a rendu à l’Égypte sa dignité. Les 20% de Hamdine Sabbahi à l’élection présidentielle de 2013 témoignent de ce reste d’une aura de Nasser. Mais, entre temps, la société a changé. Le nationalisme arabe ne mobilise plus ; nul ne veut remettre en cause l’accord de paix avec Israël, même si des aménagements du traité sont souhaités (la gestion militaire du Sinaï, devenu sensible, en particulier) ; et l’Égypte est désormais dans le marché mondial : un nationalisme étroit n’est plus de mise.

Ce qui surprend c’est que peu de gens depuis 3 ans que dure cette transition politique en Égypte se sont penchés sur les gros dossiers urgents qui attendent le prochain régime, quel qu’il soit : quel projet économique pour l’Égypte du 21e siècle ? Libéraliser à tout va comme l’a fait le régime déchu ne suffit pas ; le retour à une économie centralisée n’est plus possible non plus. Comment gérer une certaine vérité des prix – indispensable pour assainir les finances publiques- sans affamer les banlieues et susciter à nouveau les émeutes du pain qui firent trébucher Sadate en janvier 1977 ? Quel projet de société ? Cette question ne se réduit pas à celle de la place de la charia dans la Constitution : comment tirer partir d’une jeunesse qui représente 60% des 85 millions d’Égyptiens ? La nouvelle Constitution offre, de ce point de vue, des perspectives intéressantes : un réel renforcement – dans les textes – des libertés fondamentales, l’affirmation des droits économiques dont le régime déchu se souciait peu, une moindre place de la religion dans la politique, etc. Al Azhar a mis tout son poids dans la balance pour favoriser cette évolution vers un État civil, non théocratique. Certes, tout dépendra de la mise en œuvre, mais la presse étrangère, obnubilée par les privilèges des militaires, ne s’est guère penchée sur ces avancées. Comme en Tunisie, on sent souffler un vent de modernité sur la société, car, après tout, c’est le peuple égyptien qui a dit son refus de l’islam politique en boutant dehors les Frères musulmans. On peut regretter la manière. Mais l’évènement est majeur. Quel projet pour l’école ? Le système éducatif est sinistré, étouffé par l’afflux démographique, la fermeture culturelle du pays et une gestion bureaucratique de l’enseignement. Comment assurer une couverture santé décente ? Quelle gestion de l’environnement ? Comment avancer sur la question confessionnelle qui a beaucoup régressé au cours des derniers mois ? Ces chantiers sont multiples et l’on s’étonne que peu d’équipes- de quelque bord qu’elles soient- ne se penchent sur ces dossiers d’extrême  urgence.

 

D’ici l’été, les Égyptiens vont voter à nouveau pour choisir un Président et un parlement. Les résultats seront instructifs sur l’évolution du spectre politique –quel score feront les Frères musulmans, par exemple, quel sera celui des salafistes-, mais quelle que soit l’issue de ces scrutins, les nouveaux responsables politiques auront à affronter ces redoutables défis, gardant à l’esprit qu’un retour en arrière est impossible dans un pays qui a goûté à la liberté. Les Égyptiens n’ont plus peur de parler, de faire grève, d’aller manifester. Ces droits pourront être à nouveau restreints. Il sera difficile de ne plus en tenir compte.

La réussite de la prochaine étape dépend de deux facteurs au moins : dans quelle mesure une certaine réconciliation nationale va pouvoir se faire entre forces politiques qui se sont déchirées ? L’Égypte est politiquement coupée en deux camps d’importance inégale mais elle reste un pays unifié, sans fractures ethniques ou régionalistes. Il va falloir réapprendre à se parler, à s’écouter, à faire des compromis. Il est urgent de mettre en place une justice transitionnelle qui aide à purger le passé sans ostraciser une partie de la population.  Cela prendra du temps, mais il n’y a pas d’autre chemin possible. L’autre condition d’un avenir meilleur est la solidarité internationale. L’Occident qui n’avait pas vu venir le renversement du régime déchu, dont les excès ne l’inquiétaient guère tant que cela ne nuisait pas à ses intérêts, a beaucoup tâtonné face à la victoire des islamistes, puis sévèrement condamné le renversement du « premier président démocratiquement élu », sans voir que ses indignations sélectives indisposaient beaucoup le peuple égyptien. On a alors parlé de « punir » ce pays, en le privant de subventions, y compris pour des projets de développement. Faut-il ensuite se plaindre que la Russie et l’Arabie saoudite, qui ne sont pas des modèles de démocratie, reviennent en force sur la scène diplomatique comme c’est le cas actuellement ? L’Égypte a besoin de la solidarité de l’Union européenne et des États unis, qui doivent traiter ce pays en partenaire. Quand les Égyptiens sentent qu’ils sont traités avec respect et amitié, il devient possible de poser des questions, même des questions difficiles.

 

Jean Jacques Pérennès

Le Caire, février 2014


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