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Les chrétiens de Syrie : un statut enviable, ou une sérénité simulée ? Barah MIKAIL - 2008

 

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Barah Mikaïl

Chercheur à l’Institut de Relations internationales et stratégiques (IRIS)

 

La Syrie, composée à près de 80 % de musulmans sunnites, a la réputation d’être un « havre de paix » pour ses minorités confessionnelles, dont les chrétiens. Or, ceux-ci répondent à des affiliations et courants théologiques divers. De plus, s’ils bénéficient d’une situation enviable par rapport à beaucoup de leurs homologues de la région, ils restent aussi craintifs devant l’ampleur des enjeux prévalant aux niveaux tant local que national et/ou régional. C’est pourquoi il convient de s’interroger sur les logiques inhérentes à cette apparente « exception syrienne », et de pointer par extension les risques qui pèsent dans le cas d‘un pays qui demeure bien loin d’être envisagé d’un œil favorable par une dite « communauté internationale » généralement aveugle vis-à-vis de la réalité des logiques proche-orientales.

 

Les chaotiques évolutions proche-orientales de ce début de millénaire ont, une fois encore, permis aux média occidentaux de mettre l’accent sur le sort particulier des minorités ethno-confessionnelles vivant dans cette région du monde. Une tendance en rien nouvelle, bien entendu, puisque, depuis des siècles déjà, la condition des non-musulmans résidant en Terre d’islam a pu faire l’objet de bien des écrits et interprétations.

2 Cela dit, si le poids des conflits proche-orientaux contemporains contribue à l’exil croissant des minorités chrétiennes, cela ne dédouane en rien nombre de gouvernements de la région dont les politiques font rarement la part belle aux aspirations cultuelles, et parfois citoyennes, de ces mêmes personnes : l’Arabie saoudite, où pas un lieu de culte non musulman n’existe officiellement, l’Égypte, où prévalent de claires persécutions anti-coptes développées par d’extrémistes illuminés, ou encore l’Algérie, où purent avoir lieu des violences anti-chrétiennes aux aboutissements désolants et condamnables[1] [1] Référence précise de notre part à l’affaire des moines…
suite, sont autant de représentations de ce malaise existentiel que les communautés chrétiennes du Proche-Orient peuvent connaître parfois dans leur quotidien. Est-ce pour autant la preuve d’une incompatibilité fondamentale entre l’Islam d’une part, et les religions et croyances tierces de l’autre ? Doit-on y voir par extension la confirmation des thèses sur un « choc des civilisations » perçu par certains comme inéluctable ? De notre point de vue, les choses sont beaucoup plus nuancées. Bien entendu, on pourrait rajouter aux exemples précités le cas de l’Irak, qui, chaos oblige, connaît un exode inquiétant d’une grande partie de ses nationaux, dont beaucoup de chrétiens. De même, les perspectives libanaises ne sont pas plus reluisantes pour les chrétiens du pays, ceux-ci – et plus particulièrement les maronites – étant passés du premier au troisième rang des communautés confessionnelles nationales en une cinquantaine d’années tout au plus[2] [2] Le dernier recensement à caractère confessionnel du pays…. Mais, outre le fait que chacune de ces configurations ne répond jamais à de mêmes raisons, il convient aussi de remarquer que bien des pays du Moyen-Orient restent loin de réserver un sort infernal à leurs minorités confessionnelles non musulmanes. C’est le cas du Qatar, ou même du Koweït, pays à majorité musulmane sunnite qui, outre l’absence de discrimination basée sur des motifs religieux, permettent de surcroît aux non-musulmans de leurs territoires de prier dans des lieux de culte qui leur sont propres ; c’est le cas de la Jordanie également, prise si souvent en exemple par un grand nombre d’observateurs occidentaux qui trouvent par là même matière à rendre hommage à la « modération » du roi ; mais c’est également le cas de la Syrie, pays qui, s’il est fréquemment montré du doigt du fait de ses postures politiques radicales vis-à-vis des requêtes occidentales qui lui sont opposées, ne connaît pas moins l’existence sur son sol d’une communauté chrétienne diverse, importante, et bien loin d’être en proie à une « discrimination » au sens premier du terme.

3 On serait bien entendu mal inspirés d’affirmer ici que les chrétiens de Syrie vivraient une forme de sinécure enviable ou enviée. Bien au contraire, cette communauté a des motifs de craintes et d’appréhension vis-à-vis d’un environnement majoritairement musulman[3] [3] Particulièrement révélateur de ces sentiments développés…
qu’elle soupçonne, le plus souvent, de l’entraver dans sa quête d’une vie en société… libre . Cela dit, force est de constater en parallèle que, malgré cette impression d’une profonde entorse dans la prise en compte de leurs revendications citoyennes, les chrétiens d’Orient sont au final bien mieux lotis en Syrie que dans beaucoup de pays de la région. Un fait que l’on peut noter tant au départ des données générales afférentes à cette question qu’après une observation attentive du quotidien de cette communauté.

4 C’est pourquoi nous nous attacherons ici, après une brève esquisse de la réalité démographique des chrétiens de Syrie, à évoquer un aspect de la manière par laquelle ceux-ci vivent leur citoyenneté au quotidien. Nous inscrirons ensuite cette même donne chrétienne syrienne à la lumière des évolutions politiques régionales et de leurs répercussions concrètes sur les perspectives syriennes. Ces questions abordées, nous serons dès lors à même d’évaluer dans quelle mesure la Syrie répond – ou non – au statut d’État-refuge potentiel pour une communauté confessionnelle dont le déclin est clairement engagé à échelle régionale.

 

Qui sont « les chrétiens de Syrie » ?

 

5 La question pourrait paraître anodine de prime abord ; et pourtant, elle ne l’est en rien. Convient-il en effet de parler de « chrétiens de Syrie », de « chrétiens syriens », ou plutôt de « Syriens chrétiens », voire de « chrétiens de confession chrétienne » ? Probablement moins perceptible d’un point de vue occidental, la nuance est pourtant de taille dans le contexte moyen-oriental en général, et syrien en particulier. Quand bien même l’on peut débattre de la sincérité de son choix affiché, la Syrie n’a en effet pas moins fait, depuis la date officielle de son indépendance en 1946, le choix de mettre en avant son arabité avant que d’évoquer sa « syrianité ». De la même manière, la question de l’affiliation confessionnelle ne compte pas, toujours sur un plan officiel, au nom des facteurs discriminants. Les cartes d’identité syriennes ne font ainsi pas mention de la confession des citoyens, et les registres étatiques officiels ne donnent pas pour leur part l’impression de classifier – ou distinguer – les Syriens en fonction de leur religion d’appartenance.

6 Cela dit, les déterminants en la matière n’en restent pas moins amplement présents, ou du moins suggérés, ne serait-ce qu’en raison tant de la spécificité démographique de la Syrie – et plus généralement d’ailleurs du Moyen-Orient –, que des particularités de fonctionnement de la société syrienne. Être issu d’une région déterminée suppose en effet généralement l’affiliation à un courant confessionnel aisément identifiable. De même, les éléments patronymiques sont comme tels, et dans une grande majorité de cas, sinon un critère de détermination de l’affiliation confessionnelle précise d’un individu (sunnite, alaouite, grec orthodoxe, ismaélien, etc.), du moins un indicateur généralement fiable de la religion – musulmane ou chrétienne – dont il relève. Le tout dans un contexte où l’athéisme, bien qu’existant, est néanmoins très facilement identifié à du paganisme à l’échelle sociale, et dès lors rarement revendiqué.

7 Néanmoins, quand bien même la voix officielle syrienne rejette donc toute distinction d’ordre confessionnel, la réalité démographique des chrétiens de Syrie n’en est pas moins connue pour sa part, au moins dans ses principaux contours. Sur les quelque 20 millions de citoyens de la République arabe de Syrie, les chrétiens constitueraient ainsi aujourd’hui environ 10 % de la population, soit deux millions de personnes[4] [4] Un chiffre équivalent peu ou prou à celui des alaouites…
suite. Cela dit, les chrétiens de Syrie connaissent aussi une concentration démographique qui varie sur le territoire. Deux régions les accueillent ainsi en nombre : la Jazeera Fouratiya, située à l’est du pays, mitoyenne de l’Euphrate ; et le Sahel, plus proche du Liban, et qui a en parallèle la particularité d’être habité par un grand nombre d’Alaouites. Vient ensuite le Sahl al-Ghab, les montagnes du Qalmoun, celles de Sam’an, ainsi que, bien entendu, certaines des villes les plus importantes du pays, à savoir Damas, Alep, ou encore Homs. Il faut d’ailleurs noter que Damas compte, comme telle, au rang de ville incontournable du point de vue de la représentation chrétienne, puisque l’on y retrouve les patriarcats de trois communautés à savoir : les Grecs orthodoxes, les Grecs catholiques, et les Syriaques orthodoxes[5] [5] Voir Claude Lorieux, Chrétiens d’Orient en terres d’islam,…
suite.

8 Comme nous l’avons évoqué, les statistiques officielles du pays font défaut pour ce qui touche à la détermination de l’affiliation confessionnelle des ressortissants syriens. Cela dit, il demeure un indicateur de ces principaux lieux de regroupement des chrétiens de Syrie : les principaux vestiges et lieux de culte chrétiens. Saydnaya, Ma’loula, ou encore Jab’adîn comptent ainsi au rang de la vingtaine de bourgs et bourgades syriens réputés être à majorité chrétienne. En parallèle, les villes de Damas, Alep, mais aussi Tartous ou Safita concentrent également des lieux de culte et/ou de recueil parfois très fréquentés par les touristes, et tout aussi bien réputés être habités par une majorité de citoyens chrétiens.

9 Cela dit, il serait également en bonne partie erroné de vouloir placer tous les chrétiens de Syrie sur un même plan d’égalité confessionnelle. Et pour cause : tout comme dans le cas de l’islam, le christianisme d’Orient demeure fonction d’écoles théologiques diverses. Partant, une vision fréquemment développée au départ des pays occidentaux en général, et consistant à vouloir voir dans tout chrétien de Syrie comme du Moyen-Orient un aspirant pro-occidental potentiel, se heurte tout simplement à de profondes limites étant données les particularités et complexités historiques comme théologiques du christianisme oriental.

10 Une description plus avant montre en effet que les chrétiens de Syrie sont à distinguer en fonction des affiliations qui suivent[6] [6] Les chiffres qui suivent sont faits à partir d’estimations…

11

·                    les Grecs orthodoxes, qui sont majoritaires parmi les chrétiens de Syrie, avec quelque 550000 personnes, soit environ 3 % de la population ;

·                    les Arméniens orthodoxes, au nombre de 350000 personnes environ (près de 2 % de la population) ;

·                    les Grecs catholiques, avec près de 190 000 personnes (près de 1 %) ;

·                    les Syriaques orthodoxes, avec environ 180000 personnes (moins de 1 %) ;

·                    les Maronites, avec quelque 100000 personnes (0,5 %) ;

·                    les Syriaques catholiques et les Arméniens catholiques, avec environ 70000 personnes pour chacune de ces communautés (soit 0,8 % à elles deux réunies) ;

·                    les Protestants, aux alentours de 40000 personnes (0,2 %) ;

·                    les Nestoriens, légèrement moins nombreux que les Protestants ;

·                    les Latins, avec environ 25000 individus (peu ou prou 0,1 % de la population) ;

·                    et enfin, les Chaldéens catholiques, légèrement moins nombreux que les Latins.

12 Néanmoins, cette classification, pour importante soit-elle d’un point de vue théologique, demeure tout aussi fondamentale d’un point de vue plus directement politique. Bien entendu, la critique des modalités gestionnaires développées par le gouvernement syrien en place est bien loin d’être confinée aux seules communautés nationales chrétiennes ; on peut la retrouver chez l’ensemble des ressortissants d’autres courants confessionnels, dont les alaouites, et c’est pourquoi elle ne constitue en rien un marqueur propre aux chrétiens sui generis [7] [7] Une vision souvent développée en Occident veut en effet…

Par contre, une perspective d’ordre tant historique – liée très précisément aux particularités apparues le long du Mandat français – qu’idéologique – le baasisme, le nationalisme arabe, et leurs rémanences actuelles – permet quant à elle de constater que, contrairement à leurs homologues maronites libanais par exemple, les chrétiens de Syrie, et plus particulièrement les Grecs orthodoxes d’entre eux, ont été – et demeurent – largement en phase avec les discours en appelant à la consécration de principes et programmes clairement panarabes. Il est probablement utile de rappeler à cet effet que, selon une anecdote historique très célèbre localement, Safita, ville majoritairement chrétienne, aurait initialement été appelée à faire partie du Liban, selon le souhait de la puissance mandataire française. Il n’en sera cependant rien, et pour cause : les chefs maronites libanais auraient fait valoir à Paris leur refus de voir une ville majoritairement grecque orthodoxe faire partie du territoire libanais, et menacer à terme l’ascendant numérique des maronites libanais. L’enjeu étant fondamental, à double titre : d’une part, le Pacte national de 1943, en réservant le poste du Président de la République libanaise à un candidat issu de la communauté majoritaire du pays, ne pouvait qu’encourager les maronites libanais à consacrer à tout prix leur majorité numérique, et partant leurs prérogatives politiques ; et, d’autre part, les Grecs orthodoxes en général, réputés être en phase avec les principes du nationalisme arabe, s’avéraient dès lors très clairement attachés à un projet politique radicalement opposé au tropisme pro-occidental des maronites. Il en allait d’enjeux d’ordre existentiel donc, qui continuent d’ailleurs à prévaloir en grande partie aujourd’hui. Pour preuve : les Grecs orthodoxes syriens continuent, dans leur écrasante majorité, à revendiquer leur affiliation aux thèses du nationalisme arabe, qu’ils vivent en Syrie ou qu’ils fassent partie de la diaspora.

 

Les chrétiens de Syrie au quotidien

 

13 Pour ce qui relève de leur vie au quotidien, les chrétiens de Syrie sont néanmoins bien loin de pouvoir se considérer comme partie d’une société et d’un système étatique en phase avec l’ensemble de leurs aspirations sociales. Pourtant, leur passé dans le pays, au lendemain des indépendances notamment, montrait sur plusieurs points la manière par laquelle beaucoup d’entre eux ont pu compter au rang des citoyens les plus actifs et les plus distingués du pays. Car, non seulement les deux principales idéologies politiques répandues en Syrie sont issues d’initiatives promues par les chrétiens M. Aflaq et A. Saadé, mais de plus, cette communauté a été pendant longtemps réputée être particulièrement active dans la joaillerie, le commerce et les affaires. Le tout sans oublier sa grande implication dans les domaines de l’éducation et de la culture. Cette réputation leur est d’ailleurs toujours connue aujourd’hui, en dépit de la baisse significative de la portée de l’implication des chrétiens de Syrie dans la promotion d’activités culturelles et éducatives.

14 Il y a deux raisons à ce malaise dans le sentiment d’affiliation des chrétiens de Syrie à leur pays : les particularités liées à leur état civil, étant donné qu’ils relèvent d’une Loi sur les biens personnels qui est fonction des principes de la charia (ou Loi islamique) ; et surtout, leur propension au communautarisme, qui fait que les mariages entre musulmans et chrétiens en général comptent tout simplement au rang d’exceptions.

15 Le communautarisme n’est bien entendu en rien l’apanage des seuls chrétiens de Syrie, puisqu’il répond à des logiques que l’on retrouve tout aussi bien chez les membres des autres communautés confessionnelles nationales que dans le reste du Proche et du Moyen-Orient[8] [8] Cette tendance est d’ailleurs telle que même les domestiques…
suite. La carte des répartitions démographiques syriennes met ainsi clairement en exergue la tendance des communautés à rester regroupées entre elles. Synonyme d’endogamie pour beaucoup, cette tendance naturelle se voit aussi complétée par des éléments et critères autres, qui relèvent des domaines religieux et politique à la fois. Ainsi, l’antagonisme théologique prévalant entre l’islam et le christianisme continue à avoir son importance aujourd’hui, et participe de ces appréhensions implicites – et parfois, bien que beaucoup plus rarement, explicites – qu’entretiennent très souvent les fidèles de chacune de ces religions vis-à-vis des autres. On ne verra dès lors que très rarement chrétiens et musulmans opter pour un mariage mixte[9] [9] Spécificité supplémentaire, propre à l’ensemble de…
suite. Mais il en ira souvent de même pour ce qui se rattache aux unions entre sunnites et alaouites par exemple. Et pour cause : non seulement les sunnites considèrent les alaouites comme des membres d’une secte éloignée des principes et fondements de l’islam ; mais de plus, la répression opérée par l’ancien président alaouite Hafez al-Assad en 1982 à l’encontre des Frères musulmans syriens, et qui se soldera par plusieurs milliers de morts qui semblaient loin de pouvoir être tous soupçonnés d’un réel risque pour la « stabilité de l’État », compte au rang des événements que la communauté musulmane sunnite syrienne continue d’avoir à l’esprit, tout en en tenant rigueur « aux alaouites ». Autant de blocages, résultat d’éléments d’ordre historico-religieux comme politiques, qui font que le communautarisme s’impose dans les milieux chrétiens comme non-chrétiens syriens, avec cependant cette tendance pour les chrétiens à donner l’impression de pousser l’endogamie à son paroxysme. Pourtant, les druzes de Syrie sont loin d’être en reste sur ce point ; ils ont tendance, au contraire, à s’organiser en fonction d’une logique communautaire aux apparences bien plus paroxystiques que ce qui prévaut dans le cas de leurs concitoyens chrétiens. Cependant, faute de recensement officiel, ce constat reste, une fois encore, fonction d’estimations et de particularités réputées à échelle nationale, notées aussi concrètement sur le terrain, mais bien entendu toujours sujettes à la présence d’exceptions.

16 Il reste cependant à souligner que, en dépit de ces particularités, rien n’empêche de penser que la plupart des chrétiens de Syrie s’accommodent assez bien des institutions en place et auxquelles ils participent. Ce à défaut de mieux néanmoins, puisque, en dépit de leur présence fréquente dans les gouvernements syriens post-indépendance, leur nombre reste aujourd’hui, tant au niveau de l’exécutif qu’au sein du parlement, assez marginal. Ils semblent dès lors se faire tout simplement une raison, ce qui répond très probablement à une motivation principale : l’absence d’alternative qui serait plus en phase avec leurs intérêts. L’inexistence d’une opposition politique digne de ce nom en Syrie fait en effet de l’organisation des Frères musulmans syriens la seule organisation politique à même de pouvoir constituer un embryon de pouvoir dans l’hypothèse où le régime actuel viendrait à tomber[10] [10] Fait qui ne signifie d’ailleurs en rien que les Frères…
suite. Or, contrairement à ce qui adviendrait dans le cas d’un tel scénario, le régime syrien actuel a, aux yeux d’une grande partie des chrétiens du pays, l’avantage considérable d’être gouverné par une minorité (les alaouites) qui développe elle-même une forme de lutte existentielle du fait de son propre statut minoritaire. Dès lors, l’équation devient simple de ce point de vue chrétien : mieux vaut rester attaché à un pouvoir qui, aussi critiquable soit-il, défendra le statut des autres minorités confessionnelles au même titre que la sienne, plutôt que de connaître l’ère d’un régime tenu par les ressortissants (sunnites) majoritaires du pays, et susceptible dès lors d’être beaucoup plus opposé aux requêtes et aux intérêts des chrétiens du pays.

17 Ces formes d’alliance objective caractérisent la Syrie, du fait de ses composantes politiques et sociologiques particulières. Elles participent par ailleurs de cette condition finalement privilégiée que connaissent les chrétiens de Syrie en comparaison avec beaucoup de leurs homologues régionaux. Cela dit, la question reste posée de savoir si cette situation pourrait perdurer pendant longtemps encore. Les évolutions inquiétantes à échelle régionale ne manquent en effet pas qui font année après année des déséquilibres et remodelages de type confessionnel l’une des tendances lourdes actuellement engagées au Proche-Orient. Un fait constaté aujourd’hui dans les Territoires palestiniens, au Liban et en Irak, et qui pourrait très bien connaître une extension et des ramifications en Syrie même si un tournant par trop dramatique venait à s’y – ou à y être – imposé.

 

Des évolutions régionales peu rassurantes

 

18 Il est un reproche de taille qu’il convient de faire à beaucoup de pays occidentaux : à force d’inciter au développement de politiques en appelant à la consécration des droits et du statut des minorités du Proche et du Moyen-Orient, ils se sont finalement rendus, à travers l’histoire, coupables d’un exode accéléré de ces mêmes minorités, qui a d’ailleurs fait pour principales victimes les chrétiens de la région.

19 Il n’est en effet qu’à voir à ce titre la manière par laquelle l’Irak, comme les Territoires palestiniens, ont vu ces dernières années le nombre de leurs ressortissants chrétiens se réduire comme peau de chagrin. Or, si l’exode des chrétiens palestiniens est bel et bien engagé aujourd’hui, cela reste lié à l’impossibilité qu’ils ont à envisager un avenir favorable sur un territoire dans lequel les horizons politiques prometteurs manquent. Quant à l’Irak, il est en proie à des évolutions chaotiques depuis que la stratégie américaine développée dans le pays y a confirmé et encouragé les replis communautaires. Les chrétiens irakiens, clairement minoritaires, ont-ils dès lors des raisons de se sentir en sécurité dans un pays au sein duquel les trois principales communautés ethno-confessionnelles (les Arabes chiites, les Arabes sunnites et les Kurdes) sont de religion musulmane ? En tous cas, pas à partir du moment où ils se voient persécutés du fait de leur affiliation religieuse, et ce quand bien même ce sont plus spécifiquement des membres de la mouvance salafiste djihadiste en activité dans le pays qui sont réputés être à l’origine de ces violences. Or, si l’on n’insistera jamais assez sur le caractère dictatorial et ubuesque du régime de feu Saddam Hussein, on ne pourra que noter que les politiques du raïs, qui furent iniques à l’encontre des Irakiens toutes confessions confondues, ne faisaient dès lors pas poser plus de risques sur les tenants de la religion du christ que sur les communautés issues d’autres confessions[11] [11] Ce quand bien même il convient de rappeler que les chrétiens…
suite. Il faut d’ailleurs remarquer, à ce titre, que les chrétiens fuyant l’Irak ont eu une large tendance à trouver refuge en Syrie. Privilégiant les quartiers et zones à majorité chrétienne du pays (tels Jarmana, Saydnaya[12] [12] The Brookings Institution, Iraqi Refugees in the Syrian… et Kachkoul à Damas, Haskeh et Qamishli au Nord de la Syrie, sans oublier la ville d’Alep et les zones chrétiennes avoisinant Tartous), une volonté supplémentaire de leur part de migrer ensuite vers des pays occidentaux sûrs n’est bien évidemment pas nécessairement absente de leurs calculs. Cela dit, l’absence de persécutions à leur encontre sur le territoire syrien est un fait établi aujourd’hui. Il en fut d’ailleurs de même à l’été 2006, lorsqu’un flot considérable de Libanais, bien que, issus de confessions diverses, ne subirent en rien de mauvais traitements, ni du fait de leur nationalité, ni même pour des motifs religieux, et ce en dépit d’un contexte libano-syrien devenu extrêmement exacerbé depuis le retrait syrien du pays en avril 2005.

20 C’est pourquoi les faits doivent être envisagés aujourd’hui pour ce qu’ils sont réellement. La Syrie, aussi critiquables puissent être ses options d’un point de vue occidental plus précisément, a pour particularité de développer une rhétorique nationaliste arabe qui, aussi instrumentalisée, illusoire, et parfois naïve puisse-t-elle sembler, ne se double pas moins d’une absence avérée de discriminations pour motifs religieux à l’encontre de tout habitant ou résident dans le pays. Cela ne préjuge bien entendu en rien des larges entorses aux droits de l’homme et à la liberté du citoyen qui sont le lot effectif de la population dans son entier. Néanmoins, d’un point de vue général, force est de constater que la réputation de « havre » pour les communautés ethno-confessionnelles n’est pas usurpée dans le cas de la Syrie. Si les abus peuvent bien entendu apparaître devant telle ou telle autre situation envisagée par des individus à l’origine et/ou à l’ethnie particulière, comme dans le cas de personnalités poursuivies pour leur critique des orientations du régime (Michel Kilo, Anouar al-Bunni), ils ne sont ainsi pas pour autant à analyser à la lumière d’un quelconque référent de type communautaire et/ou essentialiste[13] [13] Le Mouvement des chrétiens libres (Harakat al-Massihiyin...

C’est plutôt à partir du seul moment où les comportements affichés par les uns ou les autres dépassent des lignes rouges en rapport avec l’intérêt national du pays, et partant menacent les options politiques développées par un Etat attaché à son arabité ainsi qu’à sa « syrianité », que les coups de bâton pleuvent d’une manière extrêmement sévère. Pour le reste, le quotidien des chrétiens de Syrie prouve bien que, si ces derniers peuvent avoir des raisons de se sentir en décalage par rapport aux orientations d’un pays majoritairement peuplé par des musulmans nécessairement attachés au respect des credo de l’islam, il n’en demeure pas moins que leur pratique personnelle du christianisme est respectée pour sa part, et préservée. Une situation qui ne connaît finalement, aujourd’hui, de réel équivalent – et encore, avec bien des nuances liées à la particularité sociopolitique du pays – que dans le Liban voisin.

21 Il reste à savoir, dès lors, si les lourds conflits et tensions actuellement engagés dans la région sauront épargner aux chrétiens de Syrie, comme à leurs concitoyens d’autres confessions, le sort de leurs homologues irakiens, palestiniens, ou encore égyptiens. Le fantasme développé par un grand nombre de pays occidentaux, qui rêvent très souvent de voir un Moyen-Orient débarrassé de son attachement aux préceptes de l’islam, est en effet d’autant plus contre-productif, et contre-nature, qu’il a pour seule conséquence d’attiser les radicalismes religieux, et partant de monter les communautés confessionnelles les unes contre les autres. Dans une telle situation, les chrétiens s’avèrent les premiers perdants, démunis qu’ils sont devant la force d’impact de groupements extrémistes forts de moyens d’action des plus violents et des plus intolérants. Il faut rappeler, à ce titre, que la disposition qu’affichait Paris, il y a peu, à accueillir 500 Irakiens de confession chrétienne sur son territoire est révélatrice d’une très courte vue de la part de la diplomatie française[14] [14] Tout comme ce sera le cas pour l’Allemagne, qui, dans…
suite. L’exemple de la Syrie prouve en effet que le salut de toutes les minorités confessionnelles, dont les chrétiens, est le mieux assuré lorsque règne un état des faits transconfessionnel garanti par un Etat développant des orientations de type « laïque ». Dans ce contexte, toute politique belliqueuse exercée par des acteurs tiers à l’encontre de la Syrie aurait de fortes chances de provoquer une déstabilisation régionale supplémentaire dont les chrétiens seraient loin d’être les derniers à payer le prix[15] [15] Ce d’autant plus que la Syrie, aussi accueillante soit-elle…
A contrario, toutes impulsions positives faites dans le sens d’une consécration des États-nation irakien comme libanais, combinée à un règlement équitable de ce trop long conflit israélo-palestinien, ne manquerait pas d’avoir pour effet une stabilisation d’ampleur dont pourraient très vite bénéficier les chrétiens de Syrie comme les chrétiens d’Orient en général. Une fois encore, c’est le politique qui précède le religieux au Moyen-Orient. Il est donc très probablement encore temps, pour les pays occidentaux, de troquer les fantasmes et l’ingérence à tout va pour des options plus en phase avec le (s) réel (s) moteur (s) conflictuel (s) de la région. C’est à ce seul prix que chrétiens comme non chrétiens d’Orient pourront envisager à nouveau des perspectives sereines et bénéfiques pour leur avenir comme pour celui de la région.

 

Notes

[ 1] Référence précise de notre part à l’affaire des moines de Tibéhirine de 1996 bien entendu. Le tout sans préjudice de l’identité effective des auteurs de cet assassinat, qui fait place à plusieurs hypothèses selon que le Groupe islamique armé (GIA) algérien ait été ou non manipulé par des membres de la Sécurité militaire algérienne.Retour

[ 2] Le dernier recensement à caractère confessionnel du pays a eu lieu en 1932, à l’époque du protectorat français. Aujourd’hui, personne n’ose, pour l’heure, évoquer la manière par laquelle l’importance des communautés confessionnelles nationales a pu évoluer depuis lors. Et pour cause : le Pacte national de 1943, qui régit toujours le pays, avait de son temps attribué les postes clé du pouvoir en fonction de l’importance des communautés du pays. Entre-temps, les faits ont bien entendu évolué, et rien n’empêche ainsi de penser que les musulmans chiites sont devenus la première communauté confessionnelle du pays (40 % environ), suivis des musulmans sunnites (30 à 38 % selon les estimations) puis des chrétiens maronites (environ 20 % selon les moyennes les plus fréquemment évoquées). Ce qui, dans la logique des choses, reviendrait, pour qui sollicite le respect à la lettre de l’esprit du Pacte nationale de 1943, à insister sur la nécessaire nomination d’un chiite à la présidence de la République…Retour

[ 3] Particulièrement révélateur de ces sentiments développés par une partie des chrétiens de Syrie, cette formule utilisée par un religieux syrien qui, à notre question en mars 2006 sur la nature des relations « des chrétiens » avec « les musulmans », nous déclara tout simplement : « le gros problème que nous avons avec eux, c’est celui de la définition de la Liberté de l’Homme ». Une manière pour lui de suggérer que la manière par laquelle les chrétiens s’envisagent tant en termes religieux que sociaux peut parfois en venir à se heurter à un mur d’incompréhension de la part de leurs interlocuteurs non chrétiens. Avec bien entendu, au bout de cette logique, une frustration que l’on suppose de la part de beaucoup de chrétiens de ne pas voir leurs convictions et requêtes prises en considération par un pouvoir politique qui continue à régir la vie en société selon des fondements découlant des préceptes de l’islam.Retour

[ 4] Un chiffre équivalent peu ou prou à celui des alaouites du pays, qui constitueraient quelque 12 % du total de la population.Retour

[ 5] Voir Claude Lorieux, Chrétiens d’Orient en terres d’islam, Paris, Perrin, 2001, p. 114.Retour

[ 6] Les chiffres qui suivent sont faits à partir d’estimations datant de 2000, au départ de l’ouvrage de Samir Abdo, Les communauté chrétiennes en Syrie : Naissance, développement, nombre (Al-Tawaef al-Massihiya fî Souriya : Nach’atoha, tatawworoha, ti’dadoha), Damas, Dar Hassan Mals, 2003, p.33. Ils font état de la seule population syrienne, sans préjudice des flux de chrétiens orientaux venus sur le territoire avec la guerre israélo-libanaise de l’été 2006 et, surtout, des répercussions de l’invasion de l’Irak à partir de mars 2003.Retour

[ 7] Une vision souvent développée en Occident veut en effet que les chrétiens de Syrie soient opposés aux autorités syriennes du fait de l’omniprésence de musulmans au sein tant du gouvernement que de l’appareil d’état. Or, si les ministres et/ou secrétaires d’état chrétiens du pays se comptent effectivement sur les doigts d’une main (Fouad Issa Jouny à l’Industrie, et Joseph Souayd comme secrétaire d’état), cela n’implique en rien le développement d’un tel ressentiment par les chrétiens syriens en général. Ceux-ci demeurent en effet fiers d’un héritage idéologique qui a aujourd’hui encore un nombre important d’adeptes en Syrie, et que continuent à symboliser des personnes telles que Michel Aflaq, cofondateur chrétien du parti Baas, ou encore Antoine Saadé, fondateur chrétien du Parti Syrien National Socialiste (PSNS).Retour

[ 8] Cette tendance est d’ailleurs telle que même les domestiques pour lesquels optent certains foyers se voient choisies en fonction de leur appartenance confessionnelle, que beaucoup préfèrent conformes à la leur ; voir Salam Kawakibi, « Domestiques » étrangères en Syrie : un problème économique ou humain ?, MEDA, Institut universitaire européen, RSCAS, Février 2007, p. 5.Retour

[ 9] Spécificité supplémentaire, propre à l’ensemble de la région, qu’il convient de mentionner : en termes de mariages inter religieux, si les unions entre un musulman et une chrétienne existent cependant, ils sont beaucoup plus rares entre un chrétien et une musulmane. Spécificités religieuses obligent, un chrétien ne pourra en effet prétendre à l’union avec une musulmane qu’après s’être converti à l’islam. Un fait qui est loin de n’être confiné qu’à l’espace religieux, puisqu’une telle conversion est un préalable non négociable du point de vue des autorités elles-mêmes. Existent ainsi en Syrie aujourd’hui des couples qui, ayant opté pour un mariage religieux chrétien, se voient néanmoins démunis de droits fondamentaux pour eux comme pour leurs enfants, faute de disposition de la part de l’Etat à reconnaître comme légitimes tant leur union que leur progéniture.Retour

[ 10] Fait qui ne signifie d’ailleurs en rien que les Frères musulmans seraient en phase avec les aspirations de la majorité de la population syrienne. Si ce pays est en effet composé à près de 80% de musulmans sunnites, ceux-ci ne partagent cependant pas tous les orientations du leader de cette formation, Ali Sadreddîne al-Bayanounini, qui le cèdent facilement à une consécration des sunnites en tant que sunnites ainsi qu’à une dénégation des alaouites, considérés par lui comme les ressortissants d’une communauté hérétique, mais aussi d’origine pauvre, et en rien faite pour accéder à des fonctions politiques ; voir notamment la série d’entretiens diffusée par la chaîne qatarie al-Jazeera à l’été 2004, et à l’occasion desquelles al-Bayanouni se verra amené à présenter ses excuses à la communauté alaouite de Syrie, et à la rassurer sur ses « bonnes intentions ».Retour

[ 11] Ce quand bien même il convient de rappeler que les chrétiens d’Irak avaient eu des raisons de se sentir menacés suite au lancement par Saddam Hussein, au lendemain de la guerre du Golfe de 1991, de la hamla al-Imaniyya (la campagne pour la Foi), un mouvement de réislamisation ayant vocation à détourner la majorité des Irakiens des conséquences socio-économiques lourdes générées par le retrait humiliant du Koweït.Retour

[ 12] The Brookings Institution, Iraqi Refugees in the Syrian Arab Republic : A Field-Based Snapshot, Juin 2007.Retour

[ 13] Le Mouvement des chrétiens libres (Harakat al-Massihiyin al-Ahrar), actif par le seul biais du Web, compte ainsi au rang d’exception parmi les formations d’opposition syrienne se revendiquant du christianisme. Le nombre de ses sympathisants est lui-même incertain, sa base semblant plutôt se recruter chez des Syriens de la diaspora, et ses appels ne faisant pas réellement la différence tant les mouvements de revendications de droits citoyens sont divers et variés. Il faut noter sur ce plan que ce qui dessert, plus que tout, la cause des mouvements syriens de l’opposition réside à la fois dans leur extraterritorialité par rapport à la Syrie, ainsi que dans la myriade d’organisations prétendant à la représentation de « l’opposition » syrienne. Les activités des formations syriennes de l’opposition résidentes en France comme à Londres sont frappantes à cet égard, leurs avancées s’avérant tout simplement nulles faute de consensus sur l’alternative fiable qu’il conviendrait de présenter en lieu et place du régime syrien.Retour

[ 14] Tout comme ce sera le cas pour l’Allemagne, qui, dans sa volonté de ne pas paraître en reste face à cette annonce française, déclarera pour sa part être disposée à accueillir 30000 chrétiens d’Irak ; voir La Croix, 14 avril 2008.Retour

[ 15] Ce d’autant plus que la Syrie, aussi accueillante soit-elle pour des nationaux chrétiens qui peuvent à titre d’exemple arborer des pendentifs en forme de croix sans problèmes dans la rue, reste sujette à des problèmes économiques comme religieux (avec la montée constatée des pratiques religieuses musulmanes) qui ne sont pas toujours pour rassurer les chrétiens sur leur avenir dans le pays ; voir Salam Kawakibi, L’immigration des chrétiens de Syrie, CARIM, Robert Schuman Centre for Advanced Studies, Février 2008, p. 14.Retour