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Les chrétiens du monde arabe à l'heure des transitions

Les chrétiens d’Orient sont confrontés à des difficultés considérables qui s’ajoutent à celles que connaissent les habitants de leurs pays respectifs. Une des clés des transitions qu’ils sont en droit d’espérer consiste en la reconnaissance d’une pleine citoyenneté pour tous au-delà de l’appartenance religieuse, ce que l’on peut décrire comme une certaine forme de laïcité.

Lors d’un récent colloque, le Ministre des Affaires Étrangères s’exprimait ainsi : « La laïcité telle que nous la concevons résulte d’une histoire qui nous est spécifique. Ce système juridique complexe n’a pas vocation à être exporté tel quel. Nous savons que la laïcité ne peut faire l’objet de formules incantatoires qui s’appliqueraient à n’importe quel contexte. Pour autant, les principes qui l’animent sont des principes universels que la France entend mettre en avant, parce qu’elle considère qu’ils appartiennent  au socle même de la démocratie ».  On se souvient du mot de Gambetta à ceux de sa famille politique qui s’étonnaient de son soutien aux communautés chrétiennes hors de France : « L’anticléricalisme n’est pas un produit d’exportation. » Bien sûr l’anticléricalisme n’est pas la laïcité, ce dont doutent parfois les chrétiens et les musulmans d’Orient. Comment la laïcité peut-elle représenter une transition réaliste et heureuse pour les communautés chrétiennes?

LE FAIT RELIGIEUX DANS LES SOCIÉTÉS ARABES

Un occidental, même catholique fervent, est frappé, voire désorienté, par l’importance du fait religieux dans les sociétés arabes. Il est impossible pour un gouvernement du Moyen-Orient de méconnaître cette réalité. D’ailleurs aucun gouvernement ne peut ignorer les religions même en France. La séparation de l’État et des Églises a été régulée par les accords entre la République et le Vatican après la première guerre. La constitution qui rappelle que la France ne reconnait aucun culte stipule également que la république respecte toutes les croyances. Ce respect va au-delà d’une simple tolérance, puisque la liberté religieuse fait partie des droits de l’homme dont l’État doit garantir le bon exercice. Des contacts réguliers et discrets permettent aux responsables de l’État et aux responsables catholiques de se rencontrer régulièrement. L’État est garant de la liberté de culte et organise donc des services d’aumônerie pour les citoyens qui ne peuvent sortir librement, dans les hôpitaux, les lycées, les prisons, les régiments. L’un des problèmes pour le gouvernement français est précisément l’absence d’une structure équivalente à l’épiscopat catholique dans les autres religions. Le protestantisme, en un sens par définition, le judaïsme, l’islam n’ont pas d’interlocuteur disposant d’une légitimité religieuse s’imposant à tous. Comme l’affirme Monsieur Fabius, notre laïcité résulte d’une histoire spécifique, et donc liée à l’Église catholique. Or cette dernière connait depuis l’origine une dualité de l’autorité religieuse et de l’autorité civile. Cette dualité, cette »laïcité catholique » ne résulte pas tant de la phrase du Christ « rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu », car pour le Christ César appartient à Dieu d’une manière ou d’une autre, mais bien plutôt du dialogue entre Jésus et Pilate, et l’attitude du Christ qui renonce à l’exercice de la puissance « en ce monde ». Cette dualité chrétienne des deux pouvoirs, le Prince et l’Évêque, l’Empereur et le Pape ne recoupe pas la laïcité moderne mais l’a rendu possible et acceptable tant pour les religieux que pour les politiques. Elle implique un renoncement de l’exercice du pouvoir par les responsables religieux mais aussi un renoncement des politiques qui ne peuvent pénétrer dans l’intérieur des consciences.

UNE LAÏCITÉ RESPECTUEUSE

Les chrétiens en Orient doivent entrer dans cette perspective qui était déjà celle des fondateurs du parti Baas. Une laïcité respectueuse du fait religieux mais qui distingue les deux pouvoirs doit se mettre en place au Moyen-Orient, et je crois qu’elle est souhaitée par une partie importante de la population, chrétienne comme musulmane : en Algérie par exemple, ils sont nombreux à refuser l’Islam politique qui voudrait unifier les deux pouvoirs. Cela suppose pour les chrétiens une formation des fidèles laïcs au service politique libérant ainsi le clergé de la tâche de parler politiquement au nom de leur communauté, comme une tradition ottomane les y avait contraints. Le récent synode des Évêques du Moyen-Orient allait dans ce sens et cela a été confirmé par le texte remis par Benoît XVI à chaque évêque, lors de son voyage au Liban,  qui précise que « la saine laïcité, en revanche, signifie libérer la croyance du poids de la politique et enrichir la politique par les apports de la croyance ».

Cette transition pour les chrétiens consistant à entrer sans peur dans une laïcité respectueuse de la religion doit être envisagée différemment selon les pays. Quatre situations sont à examiner.

LE CAS DU LIBAN

Le cas du Liban représente le seul pays où la liberté religieuse est reconnue et vécue, c’est à dire au-delà de la liberté de culte, le droit d’exprimer publiquement sa religion, de la mettre en œuvre, d’en changer ou de ne pas en avoir. On sait l’équilibre existant dans la répartition des postes politiques entre les groupes religieux, répartition qui résulte plus de l’histoire et d’un accord négocié que de la constitution. Ainsi le Patriarche maronite a souvent rappelé que, s’il avait sans doute un rôle national, il ne voulait pas être un homme politique. Je sais qu’une certaine mouvance laïque souhaiterait tourner le dos à cette tradition. Cela me semblerait dangereux et irréaliste tant il est vrai que la situation présente permet le vrai exercice de la liberté religieuse et une pédagogie de cette liberté. Cette pédagogie consiste à montrer que la démocratie n’est pas l’exercice des pleins pouvoirs par un groupe qui tiendrait sa légitimité d’une élection mais aussi le respect des droits des groupes minoritaires.

La seconde situation est celle de l’Égypte où les chrétiens constituent un groupe important mais où leur accès aux réalités politiques n’est pas structuré comme au Liban. Les événements récents ont révélé le refus d’une partie importante de la population vis-à-vis de l’Islam politique; le Recteur d’Al Azar a souvent répété qu’il ne voulait pas qu’en Égypte le pouvoir civil devienne un pouvoir théocratique. Il y a donc là un espace possible qui pourrait permettre aux chrétiens de prendre leur place dans la vie publique égyptienne, ce qui passe, là encore, par la formation des laïcs et par la collaboration avec des musulmans.

Le troisième cas de figure est celui de la Jordanie, de la Palestine, d’Israël, de la Syrie, et de l’Irak. Dans ces pays, qui ont chacun des spécificités, les chrétiens ne sont qu’une petite minorité qui n’a pas les moyens de participer significativement à l’exercice du pouvoir institutionnel. Ces chrétiens sont donc en posture d’apparaître en-dehors de tout rapport de  force.Cela leur confère une certaine authenticité évangélique et leur permet de contribuer à un dialogue entre les différents groupes religieux dans leur pays. Ils ne sont pas les seules minorités et peuvent donc aider à la mise en place d’une instance où non seulement les minorités sont reconnues et protégées mais bien plus où les citoyens disposent de la plénitude des droits quelle que soit leur minorité religieuse. Chacun doit comprendre que ce n’est qu’ainsi qu’une paix sociale durable pourra naître.

La dernière situation est celle des pays du Golfe. En Arabie Saoudite les deux millions de chrétiens sont privés de liberté de culte, mais cette dernière progresse dans les autres pays. Cependant le fait chrétien est considéré comme un élément étranger dont l’introduction est liée à l’immigration. Souhaitons que la France ne soit pas trop flexible dans sa mise en avant des principes de laïcité  reconnus comme « valeur universelle ».

 LA LAÏCITÉ

La transition vers une certaine laïcité ne sera possible que si les chrétiens rencontrent des musulmans qui partagent des préoccupations analogues. Et donc la question est posée de savoir si la laïcité trouve sa place dans une culture musulmane. Le Président de la République affirmait en Tunisie « la France sait que l’Islam et la démocratie sont compatibles ». Or, pour la France, la laïcité fait partie de la démocratie. Nous ne doutons pas que de nombreux musulmans souhaitent la laïcité mais cela ne suffit pas à la fonder de même, d’ailleurs, que de nombreux catholiques sont attachés à la laïcité mais cela ne suffit pas à la fonder en théologie catholique.

La laïcité en Islam se heurte à deux difficultés. La première est culturelle. Si les trois premiers siècles du christianisme ont été des siècles de persécution, les trois premiers siècles de l’Islam, qui ont été des siècles de conquête et donc d’extension politique, en particulier sous les califes omeyades, ont pu apparaître comme une bénédiction. La paix constantinienne et l’Édit de Milan de 313 -nous en fêtons le dix septième centenaire- a donné la liberté aux chrétiens, mais il n’a pas fait du christianisme une religion d’empire, cela est venu plus tard. Ces histoires des origines différentes ont dessiné une sensibilité distincte renforçant le contraste entre Mahomet et Jésus crucifié. A cette difficulté « culturelle », s’ajoute une autre, d’ordre institutionnel : l’islam sunnite n’a pas de clergé. En plaisantant, on dira que l’anticléricalisme a besoin d’un clergé. Mais, plus sérieusement, on soulignera que la laïcité a besoin d’un interlocuteur religieux institutionnel qui n’existe plus depuis la disparition du calife, même repris à son compte par le Sultan turc jusqu’au début du vingtième siècle. Cette absence de structure dans l’Islam sunnite rend vulnérable toute dualité entre le politique et le religieux, et n’importe quelle autorité peut aisément empiéter sur le champ d’action qui ne devrait pas être le sien.

La France peut jouer un rôle important pour aider à la « fondation théologique » de la laïcité en Islam, grâce en particulier à ses chercheurs et ses universités. Et les chrétiens d’Orient peuvent contribuer à cette recherche commune car, ils le savent bien, cette collaboration avec les musulmans n’est ni évidente ni impossible. En tout cas l’avenir des chrétiens en Orient passe par elle.

TEXTE PARU DANS LA REVUE DES ANCIENS DE L’ENA « ENA hors les murs », Décembre 2013 – n° 437