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Où en est l'Égypte, un an après la Révolution du 25 janvier 2011 ?

Il y a quelques jours, les Égyptiens ont commémoré (on n’ose pas dire « célébré ») l’anniversaire du déclenchement de la Révolution (25 janvier 2011), puis de la chute de Hosni Moubarak, raïs inamovible pendant 30 ans (11 février). Beaucoup craignaient des incidents à l’image de celui, dramatique, du stade de Port-Saïd le 1er février dernier qui a fait 75 morts. En fait, tout s’est passé plutôt dans le calme ; ême la grève générale annoncée pour le 11 février n’a guère été suivie.

La contestation se résume aujourd’hui à quelques émeutes sporadiques autour du ministère de l’Intérieur et à de nombreuses grèves à travers le pays. L’heure est plutôt à la morosité, à l’inquiétude, voire au pessimisme, les fruits actuels de la Révolution n’étant pas à la hauteur des espérances. Tant s’en faut. Et ceci pour la majeure partie de la population. Henri Boulad, observateur averti de la réalité égyptienne, parle du drame de Port-Saïd comme d’une « parabole d’un pays qui se regarde sombrer » (Libération, 3 février 2012). Le désenchantement fait, certes, partie de tous les lendemains des révolutions, mais il y a ici davantage.

Tout d’abord, une insatisfaction générale devant la manière dont le Conseil supérieur des forces armées (CSFA) a géré la période de transition.

L’armée était sortie de la Révolution du 25 janvier avec une belle image : elle n’avait pas tiré sur le peuple ; « l’Égypte et son armée sont une seule main », lisait-on il y a un an sur tous les murs. Peu à peu, elle s’est enlisée. Elle n’a pas su gérer la rue et les émeutes : le cas le plus flagrant est le drame dit de Maspéro, où 25 coptes ont été écrasés par des véhicules blindés, suite à un dérapage d’une manifestation que personne n’a su anticiper. Le régime déchu faisait mieux, au prix, il est vrai, d’une surveillance policière de tout citoyen. L’armée a aussi hésité sur le calendrier de la transition politique : faut-il ou non refaire la Constitution avant de procéder aux élections, comme cela a été fait en Tunisie. Après avoir hésité, ce fut non, et l’on a procédé en mars à un référendum bâclé qui a modifié quelques articles de la Constitution pour rendre possible les élections. Un replâtrage dangereux, selon la minorité de 30% qui a voté non.

Comment faire maintenant une nouvelle Constitution, qui représente toutes les sensibilités de l’Egypte, alors que le parlement est islamiste à 75 % ?

Les militaires, enfin, sont soupçonnés de vouloir, sinon s’accrocher au pouvoir, du moins de n’être prêt à le quitter qu’en ayant obtenu des garanties d’impunité sur la période où ils ont dirigé le pays recourant souvent à la méthode forte, aux tribunaux d’exception, etc. La levée partielle de l’état d’urgence en vigueur depuis 30 ans n’a guère rassuré les démocrates égyptiens. La tâche n’était pas facile, il faut le reconnaître : la police de Moubarak, détestée de tous, a quitté la rue depuis un an et cela a engendré un désordre assez avancé : délinquance, incivisme, désorganisation poussée de la vie du pays. Le transfert du pouvoir aux civils est prévu avant l’été, quand sera élu le nouveau président de la République. La rue voudrait que ça aille plus vite. Aux dernières nouvelles, l’élection présidentielle est annoncée pour le mois de mai et plusieurs candidats sont en lice, dont Amr Moussa, ancien secrétaire général de la Ligue arabe, le général Ahmed Chafiq, éphèmère premier ministre à après le départ de Moubarak, le salafiste Abou Ismaïl, et quelques autres. El Baradei, un temps favori, a jeté l’éponge, estimant que l’esprit de Tahrir avait été étouffé par ceux qui ont géré la transition.

Beaucoup trouvent aussi que les procès de Moubarak et de ses proches traînent en longueur, au risque de s’enliser et de ne pas aboutir. Est-ce délibéré ? Bref, la période de transition est perçue par beaucoup comme un échec.

L’autre source d’insatisfaction vient, pour certains, du résultat des élections.

Le résultat du vote des 55% d’Egyptiens qui ont voté est massif : les islamistes ont remporté 76 % des sièges. 47 % au Parti Liberté et Justice des Frères musulmans, 24% au parti salafiste al Nour (ce fut une énorme surprise), 6% au parti islamiste modéré Wasat. En fait, le peuple égyptien a voté religieux. Beaucoup d’Égyptiens, même âgés, votaient pour la première fois de leur vie. Aux yeux du musulman de base, un candidat qui se réclame de l’islam va être du côté du droit, de la justice, de la redistribution. Les islamistes sont connus, depuis des décennies, pour leurs œuvres caritatives. Celles-ci ont fonctionné à plein en période pré-électorale. Les libéraux, arrivés en ordre dispersé aux élections, ont fait un petit score : 8% pour le parti Wafd. Quant aux jeunes de la place Tahrir, qui ont été le fer de lance de la chute du régime, ils ne sont guère représentés. Finalement, la Révolution ne bénéficie guère à ceux qui en ont été les instigateurs (c’est aussi ce qui s’est passé en Tunisie). Opportunistes, rendus habiles en politique par des décennies de lutte clandestine, les Frères musulmans s’en sont, eux, bien tiré. Bien entendu, les chrétiens sont consternés, dans leur grande majorité : ils ont très peu de représentants au parlement et s’inquiètent devant les déclarations de certains salafistes qui parlent de mettre en vigueur la charia, d’interdire l’alcool, de faire régner un ordre moral d’un autre âge. Un peu de paranoïa s’installe, entretenue souvent par les peurs des coptes de la diaspora. Les Frères musulmans semblent avoir fait la liste pour le prochain gouvernement : on craint de voir nommé un islamiste dur dans un ministère sensible comme celui de l’éducation.

Voilà qui ne va pas rassurer la minorité chrétienne, inquiète du retour de certains attentats contre des chrétiens ou des églises.

Il faut rappeler qu’une des caractéristiques de la période de la Révolution fut l’absence de tout incident inter-confessionnel, même en l’absence totale de police. Cela semble aujourd’hui bien loin.

Le troisième facteur d’incertitude est d’ordre économique et social.

On peut penser qu’il est plus lourd de menaces que les deux sujets précédents. L’économie égyptienne a littéralement plongé, la croissance annuelle du PIB tombant de 6 à moins de 1%. Or, il faut à l’Egypte au moins 5 points de croissance pour absorber la croissance démographique. Les réserves de devises de la banque centrale sont passées de 36 à 16 milliards de dollars.

Les raisons en sont :

  • une forte baisse du tourisme qui est un pilier fondamental de l’emploi en Egypte,
  • l’arrêt de l’investissement étranger et la fuite des capitaux égyptiens,
  • une multiplication des grèves, des arrêts de travail, des jours de manifestations.
  •  Et, aujourd’hui, la menace américaine que leur aide soit revue à la baisse, si l’Égypte continue à persécuter les ONG de droits de l’homme, qui ont été récemment perquisitionnées et accusées de subversion.

Or l’économie égyptienne était basée à la fois sur un taux de croissance intérieur élevé et sur un niveau d’aide extérieure important. Sa structure n’est pas saine : le tiers de la population vivant en-dessous du seuil de pauvreté, la plupart des produits de première nécessité et les hydrocarbures sont financés à des niveaux qui absorbent un quart du budget de l’État. Un deuxième quart va au service de la dette extérieure. Un troisième permet de payer les fonctionnaires. Que reste-t-il, quand la croissance est voisine de zéro, pour faire les investissements nécessaires dans les domaines agricole, industriel, éducatif, social ?

L’hypothèse du retour des « émeutes de la faim » qui avaient ébranlé le régime de Sadate en janvier 1977 est dans tous les esprits. Un retour à l’ordre public, la remise du pays au travail et une solidarité internationale s’imposent, mais le Nord a d’autre soucis en ce moment : économiques pour l’Europe, politiques pour les États-Unis.

Alors, quelles perspectives ?

On peut d’abord se dire que le pire n’est pas toujours sûr. Les Frères musulmans sont très présents dans les milieux d’affaire et auront certainement à cœur de relancer au plus vite la machine économique. Certains craignent même qu’ils ne pratiquent une politique néo-libérale mais ils auront alors à composer avec la masse des pauvres pour qui la couleur politique compte peu quand il s’agit de nourrir ses enfants. Ils auront aussi à rendre des comptes à la population sur la sécurité, l’amélioration des services de santé, l’éducation, tous domaines où des progrès urgents sont attendus. Les Égyptiens ont voté vraiment, pour la première fois. Ils demanderont des comptes. Dans ce tableau sombre, il faut aussi garder à l’esprit les fruits positifs de ce printemps arabe : le retour de la dignité, un début d’apprentissage de la citoyenneté, l’audace retrouvée d’exprimer son point de vue. On peut espérer que cela va libérer des énergies qui se mettront au service du bien commun. Le manque de liberté dans le régime précédent et la toute puissance de l’État étouffaient ces énergies que l’on sent dans les interstices du tissu social, dans les associations, en particulier. La clef de l’avenir réside peut-être dans un changement des mentalités : apprendre à se prendre en main, à se sentir responsable : de l’école du quartier, de la propreté de la rue en commençant par devant chez soi, de la circulation routière en se conformant à des règles, etc. Cela, aucun parti politique ne peut le faire à la place de chaque citoyen. Ce pays doit arrêter de « se regarder sombrer », comme le dit Henri Boulad. Il doit se prendre en mains.

Quelle place pour les chrétiens dans cette nouvelle Égypte ?

L’émigration est une tentation et la presse occidentale l’évoque souvent. Avec légèreté, car seuls les chrétiens les plus fortunés des beaux quartiers de Zamalek et d’Héliopolis peuvent émigrer.

Le synode des Églises catholiques du Proche-Orient en octobre 2010 avait, au contraire, incité les chrétiens de ces pays à s’engager dans la société, dans la vie politique et sociale. Lutter pour leurs droits civiques fait partie de cet engagement.

Cet appel du synode été peu entendu et les échos alarmistes des chrétiens occidentaux n’aident pas les chrétiens locaux à rester. Au contraire, cela accroît leur inquiétude. Il y a aujourd’hui un devoir d’espérance, sans naïveté, sans irénisme, mais avec une force de caractère dont sont capables ces chrétiens d’Orient à la foi si profonde.

Aidons-les par notre solidarité et nos encouragements. Et l’on peut commencer par des actions concrètes comme toutes ces œuvres, magnifiques, que soutient l’Oeuvre d’Orient : des écoles, des dispensaires, des foyers, présents dans les quartiers les plus populaires d’Égypte. Tous ceux-là resteront, quoiqu’il arrive.

Jean Jacques Pérennès