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Un patrimoine monumental : le monastère Mar-Gabriel de Qartmin dans le TurʿAbdin (Turquie orientale) Un patrimoine écrit, La bibliothèque syriaque catholique à Charfet (Liban), A.Desreumaux, 2014

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Par Alain Desreumaux, Directeur de recherche au CNRS, Président de la Société d’études syriaques.

Institut du Monde Arabe, 6 février 2014.

Un patrimoine monumental

  • Le monastère Mar-Gabriel de Qartmin dans le TurʿAbdin (Turquie orientale)
  • Un patrimoine écrit, La bibliothèque syriaque catholique à Charfet (Liban)

Le patrimoine des chrétiens d’Orient est pour moi, je tiens à le dire d’emblée, une question essentielle qui doit mobiliser l’attention du grand public et des responsables politiques autant que celui des universitaires, chercheurs et enseignants.

On m’a demandé de vous présenter 2 types de patrimoine syriaque ‒ un patrimoine monumental et un patrimoine écrit ‒ qui étaient en danger et qui font actuellement l’objet d’opérations de restauration et de mise en valeur.

Dans les 2 cas, l’enjeu est double : il s’agit d’une part de conserver comme patrimoine de l’humanité des trésors artistiques et intellectuels et de pouvoir les étudier comme objet du passé et d’autre part, de leur permettre de continuer à servir au sein de communautés toujours vivantes qu’ils ont contribué à édifier. Il me semble que l’expression patrimoine de l’humanité prend ici tout son sens et doit guider notre conviction de fond : le patrimoine des chrétiens d’Orient relève de leur responsabilité et de la nôtre, en solidarité et en coopération, ce qui ne va pas toujours de soi.

 

Le premier trésor patrimonial est un monument exceptionnel de l’art byzantin, situé dans l’antiquité aux portes de la Perse. Il s’agit de l’un des plus célèbres monastères syriaques, le monastère Mar-Gabriel de Qartmin, près de la ville de Mydiat en Turquie de l’Est.

Nous sommes dans ce haut lieu de l’histoire des Églises syriaques orthodoxes et catholiques qu’est le Tur ʿAbdin, « La montagne des Serviteurs », un haut-lieu géographique (entre 900 et 1400 m) autant que spirituel et culturel, sans doute évangélisé à partir de Nisibe, la ville épiscopale de mar Yaʿqub, l’un des Pères du concile de Nicée en 325 et ville du grand poète-théologien Éphrem son disciple. Le monastère Mar-Gabriel est parmi les plus anciennes implantations monastiques de cette région à l’extrémité de l’empire romain, sur le limes, là où le fort romain de Mnasubion ou Banasymeon, à la frontière de Septime-Sévère veillait contre les incursions perses. C’est à Qartmin qu’un certain Samuel et son disciple Simon fondent un oratoire au ive siècle. L’empereur Arcadius y instaure de grands travaux de construction en 397 et offre des objets liturgiques au monastère. Celui-ci devient un grand centre religieux quand le Tur ʿAbdin se couvre de couvents à l’époque byzantine. Théodose II puis Anastase continuent cette politique et c’est du temps d’Anastase qu’a été réalisée la mosaïque du sanctuaire, en 512. De plus, il est vraisemblable que des bâtiments du couvent aient été construits par Justinien.

Ce monument a été visité par le savant consul de France Henri Pognon en 1906 et étudié par l’exploratrice anglaise Gertrude Bell en 1909 et 1911. Le travail de G. Bell a été publié par Marlia Mundell Mango en 1979, avec des additions et constitue une présentation remarquable pleine d’informations. On y ajoutera les comptes rendus de la mission effectuée par le chercheur au CNRS Jules Leroy en 1967 et 1968.

L’église de Mar Gabriel est caractéristique des églises monastiques du Tur Abdin : sa nef est transversale, orientée nord-sud ; on y accède par une porte centrale du côté ouest ; 3 portes à l’est mènent à trois salles dont celle du milieu est le sanctuaire.

Le monastère a été appelé Dayr ʿUmar, sans doute une désignation populaire qui a fait un rapprochement abusif entre le mot syriaque ʿUmro et le nom du célèbre calife Omar 1er qui a octroyé une charte à l’abbé Gabriel en 639. Désormais le monastère est appelé de Samuel, Simon et Gabriel, puis, à l’époque moderne, Mar-Gabriel. Ce saint est si célèbre qu’un manuscrit écrit en 1879 lui attribue un superbe miracle qui consiste à transformer une fille en garçon selon un texte du ms. Syr. 375 de la BnF.

Le monastère a été la résidence de l’évêque du Tur Abdin de 614 à 1090.

Aujourd’hui, il l’est redevenu ; son Éminence mar Samuel Aktaş l’archevêque actuel, a fait appel à Sébastien de Courtois qu’il connaissait et en qui il avait confiance. Il nous a alors confié le soin de mettre en place un programme pour la conservation et la restauration des mosaïques (voûte et sol) du sanctuaire.

En effet, le sanctuaire de l’église du couvent est décoré, sur sa voûte en berceau et sur les 2 lunettes nord et sud, d’une superbe mosaïque réalisée en 512, par les meilleurs artistes de l’époque. La qualité des matériaux ‒ tesselles en verre à feuilles d’argent et feuilles d’or ‒ et de la conception iconographique est remarquable.

Cette œuvre d’art unique était en grand danger : des parties du support s’étaient détachées de la maçonnerie et des paquets de tesselles tombaient. Dans les dernières décennies, sur des portions très abîmées, des feuilles de tissus avaient été collées pour empêcher l’irréparable, mais vous pensez bien que cela était insuffisant. Il fallait d’urgence intervenir.

Le salut est venu de 2 sauveteurs qui ont réagi immédiatement à l’appel de l’archevêque du Tur Abdin : il s’agit de Sébastien de Courtois et de Bruno Favel. Le 1er a alerté le 2nd et sollicité en outre l’aide scientifique de la Société d’études syriaques ; tout cela a permis de déclencher une aide publique supplémentaire et de démarcher des fondations. Nous avons alors demandé à Patrick Blanc, responsable de l’Atelier de conservation et de restauration du musée départemental de l’Arles antique et qui est reconnu aujourd’hui comme un éminent spécialiste de la conservation des mosaïques antiques, d’étudier la situation et de faire des propositions. Grâce à une subvention du ministère de la culture, une première mission d’expertise a pu avoir lieu en 2008. Tout, alors, s’est mis en route. Le soutien du ministère et de la Société d’études syriaques a permis à Sébastien de Courtois d’obtenir des fonds importants de donateurs et notamment d’une fondation. Car le budget d’une telle opération est important. Il y faut une bonne quantité de matériel physico-chimique et d’outils spécialisés. La 1ère tâche fut de consolider le support, notamment par des injections calculées. La 2e tâche était de procéder aux nettoyages des tesselles obscurcies par le temps, la fumée. Ce motif dit éloquemment la nécessité et le résultat spectaculaire. Au rythme de 2 missions par an, l’équipe coordonnée par Sébastien qui en assure l’intendance et techniquement dirigée par Patrick Blanc a réussi à sauver la mosaïque et à la faire de nouveau resplendir dans sa beauté au service de la liturgie actuelle.

La finition devrait être achevée ces deux prochaines années et un ouvrage abondamment illustré sera publié. Il fournira aux spécialistes de l’histoire de la mosaïque tous les détails techniques issus de l’observation minutieuse de la mosaïque et ceux des opérations de restauration, ainsi, par exemple les examens approfondis comme cet enregistrement numérique par microscope digital ; il offrira enfin aux historiens spécialisés les détails iconographiques mis au jour par le nettoyage.

Le secret de cette réussite repose sur la bonne concertation entre le dépositaire du monument, l’organisateur-intendant, les chercheurs historiens, le responsable de la conservation et les restaurateurs, les spécialistes en mosaïque antique, y compris de jeunes thésards spécialisés, notamment dans l’histoire des tesselles en verre antique, tout cela conjuguant les besoins de l’hôte du monument, la recherche historique et la conservation d’un patrimoine humain.

 

Charfet

Le deuxième trésor patrimonial est une grande bibliothèque, celle du patriarcat de l’Église syriaque-catholique à Charfet, (au bourg de Daraʿun-Ḥarissa) au Liban ; elle abrite une des plus importantes collections de manuscrits syriaques et arabes chrétiens du Proche-Orient (environ 2200 manuscrits), comprenant tous les genres habituels dans ce type de manuscrits : Bible, exégèse, théologie, liturgie, ascétisme, homilétique, hagiographie, grammaires, chroniques historiques, recueils juridiques, etc. Ils ont été rassemblés entre le xviiie et le xxe siècle par plusieurs érudits. Ils proviennent principalement de Syrie, d’Iraq, de Turquie et du Liban et la collection (organisée en 3 fonds (le fonds Rahmani, le fonds Armaleh et le fonds patriarcal) est le résultat d’une histoire riche et du travail assidu de personnalités syriennes et libanaises intellectuelles et spirituelles de premier plan profondément liés à la culture française. Ces manuscrits sont en majorité conservés dans leurs reliures anciennes, ce qui est évidemment un trésor pour la recherche historique. Certains contiennent des enluminures. Celle-ci est datée de 1495 et porte le nom de l’artiste. En plus des manuscrits, le patriarcat possède un patrimoine écrit considérable : une bibliothèque d’imprimés dont un fonds ancien xviie-xviiie siècle, riche d’environ 20 000 volumes et des archives remontant au xviiie siècle, en français, arabe, italien, latin et grec (chartes, correspondances, bulles papales, firmans arabes et turcs) : le fonds est important depuis la fondation du patriarcat (environ 200 m linéaires dont un premier classement est entamé).

Le catalogage, avec description détaillée des manuscrits syriaques et garshuni (arabe en écriture syriaque), plus de 1200 au total, a été confié par le patriarche actuel, S.B. Ignace III Younan, à une équipe de chercheurs du CNRS, Françoise BriquelChatonnet et moi-même de l’UMR « Orient & Méditerranée » et Muriel Debié et André Binggeli, de l’IRHT. Le travail d’étude est mené en collaboration avec les partenaires locaux, Mgr Gibra’il Dib et Youssef Dergham.

Cinq missions d’étude ont eu lieu depuis 2006, qui ont permis de réaliser une première tranche de ce travail, en commençant par le fonds Rahmani. Les relevés sont achevés pour la préparation du premier volume (description des manuscrits 1 à 125), dont la publication interviendra très prochainement. En 2013, le travail sera poursuivi sur la suite du fonds.

Cette opération scientifique s’appuie sur plusieurs convictions :

1. C’est un devoir que de recueillir, protéger, conserver et mettre en valeur ce patrimoine d’une communauté dont la culture a marqué l’histoire du Proche-Orient, de la Mésopotamie, de l’Asie (Chine, Inde) et de l’Europe et qui constitue un bien commun de l’humanité (en l’occurrence, l’expression n’est pas exagérée, étant donné les contenus intellectuels, spirituels et artistiques de cette collection, dont l’intérêt va bien au delà des seules Églises).

2. Cette tâche relève d’une responsabilité collective qui doit s’effectuer en véritable collaboration entre ses dépositaires historiques et les chercheurs étrangers : pas de récupération par une équipe venant « s’emparer » des manuscrits et des textes pour les publier ; pas de prétention magistrale. Il s’agit de faire œuvre collective au service de ce patrimoine.

3. C’est une tâche de formation pour tous les membres de l’équipe ; ce patrimoine ne peut être conservé et diffusé que si diverses compétences s’y emploient, à commencer par les acteurs locaux tandis que les acteurs étrangers appuient et confortent les travaux sur place en étudiant et découvrant ce patrimoine.

4. Le but est l’autonomie de l’institution dépositaire et l’ouverture à la recherche internationale.

Ces objectifs sont en voie d’être atteints puisque :

‒ L’opération est menée depuis le début en étroite collaboration entre l’institution dépositaire (le patriarcat syriaque catholique), un organisme technique spécialisé (le centre de conservation d’Arles) et deux équipes de recherche (CNRS) ; entre tous les acteurs, la formation est réciproque dans tous les sens.

‒ Les premières mesures élémentaires de protection ont été prises depuis 5 ans (rangements sécurisés dans des boîtes en carton neutre et mise hors poussière des manuscrits, mise en route de la numérisation par le bibliothécaire).

‒ La méthode d’étude codicologique (étude détaillée des matériaux, papiers, cuirs et de la forme des manuscrits, mises en pages) a été mise au point progressivement et va produire en 2014 le premier volume du catalogue détaillé (le premier aussi complet dans les sciences syriaques).

‒ La méthode d’étude détaillée des reliures syriaques a été mise au point progressivement par François Vinourd du centre de conservation d’Arles, en collaboration avec Youssef Dergham, bibliothécaire des manuscrits ; elle constitue une découverte scientifique (on ignorait jusqu’à présent cette catégorie de reliures historiques).

‒ Les premiers examens minutieux ont donné lieu à des découvertes importantes (textes syriaques inédits inconnus jusqu’à présent, nouveaux témoins manuscrits de grandes œuvres, fragments bibliques inattendus…)

‒ La bibliothèque, jusqu’à présent fermée à la recherche, est maintenant ouverte dans des conditions qui s’efforcent de prendre pour modèle les grandes bibliothèques mondiales quant à la communication des textes des manuscrits.

‒ Les premiers résultats scientifiques obtenus ont été déterminants pour le lancement d’une base de données internationale maintenant opérationnelle sur internet.

 

Le projet

 

Ce travail d’envergure ne peut pas se poursuivre sans un apport financier substantiel. En effet, beaucoup de manuscrits sont abîmés et se trouvent dans des rayonnages obsolètes et dans des locaux étroits. Il faut donc

1. Installer des locaux appropriés pour les manuscrits afin de les conserver dans de bonnes conditions ;

2. Equiper des locaux dédiés aux traitements de conservation et à la numérisation des manuscrits

3. Conserver et traiter d’urgence les manuscrits en danger : par exemple :

‒ Remise à plat des folios, en vue d’une numérisation de sauvegarde. Puis réparations des déchirures et des lacunes. Dépose d’adhésifs dont l’oxydation dégrade les supports ;

‒ suite à un collationnement, consolidations et reprises des coutures ;

‒ mesures de conservation sur les reliures anciennes les plus dégradées afin de conserver au mieux leur intégrité.

 

Le financement d’un tel projet ne peut donc être assuré que par un mécénat pour continuer les actions de mise en valeur du patrimoine écrit de Charfet commencé avec des fonds européens (cela pose la question de la continuité de ces programmes) et créer un outil de travail local autonome pour la conservation.

Ce financement répondra à la volonté effective du patriarche de doter sa communauté d’une telle structure, ce qui devrait assurer sa pérennité ; le patriarche a déjà prévu explicitement la mise à disposition du projet, de locaux de 250 m². En même temps, la nomination d’un bibliothécaire rémunéré par le patriarcat est la condition de réalisation du projet. Or, celui-ci existe en la personne de Youssef Dergham avec qui nous travaillons depuis de nombreuses années et qui a bénéficié de formations au centre de conservation d’Arles.

Ajoutons que cet outil servira à d’autres bibliothèques au Liban et pourra fonctionner en collaboration sur place avec des échanges de savoir-faire et une logistique des fournitures.

 

En somme, la conservation et la mise en valeur de ces patrimoines est au bénéfice des communautés locales, régionales et mondiales. Dans la situation actuelle où ces patrimoines sont particulièrement en danger, les opérations scientifiques et techniques sont urgentes, mais veulent s’effectuer en esprit de service et de respect mutuel. C’est une question d’attitude générale entre les partenaires appelés à la considération mutuelle. Elle inclut notamment la formation poussée des acteurs locaux ‒ qui ne disposent pas encore de tous les dispositifs que nous avons développés en Europe ‒ appelés à devenir autonomes, mais aussi l’intégration des savoir-faire présents sur place en soulignant que tous bénéficient d’une formation : j’ai beaucoup appris (et continue d’apprendre) sur place de ceux qui sont devenus des collègues et des amis. Les opérations scientifiques et techniques sont délicates, coûteuses et patientes. Dans le cas des manuscrits, elles associent toujours restauration, conservation, catalogage et photographie ; elles supposent de concevoir une organisation à la fois des locaux, du personnel et d’un conseil scientifique. La solidarité, l’expertise et la formation associées dans le respect mutuel sont, me semble-t-il, les clefs de la vie de ce patrimoine.