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Proche-Orient « Attention, nous ne sommes pas des noun »

Daech voulait signaler par ce signe discriminatoire et humiliant qu’elle soumettait les chrétiens au régime de dhimmitude1, et que leurs propriétés sont désormais siennes. Par conséquent, ceux-ci ne tardèrent pas à évacuer la ville qui se trouva, pour la première fois depuis presque deux millénaires, privée de sa composante chrétienne.

En signe de solidarité dans bien des endroits du monde, des chrétiens ou des sympathisants brandirent le noun discriminatoire pour dire leur refus de cette barbarie et leur désapprobation.

Le symbole d’humiliation se transforma en symbole d’union et d’indignation face à l’absurde. En France, le noun prit très vite de l’ampleur, et bien au-delà des premières réactions improvisées qui l’affichèrent avec fierté, il se transforma vite en slogan pour nombre d’associations et de groupes, à telle enseigne que d’aucuns le considèrent désormais comme le « symbole des chrétiens d’Orient ».

 

Il était tout à fait compréhensible qu’on eût utilisé le noun comme signe de protestation aux agissements de l’EI à Mossoul.

Les intentions de ceux qui brandirent et qui brandissent toujours le noun sont plus que louables ; elles sont reçues avec beaucoup d’affection par les intéressés. Cet article ne voudrait point en douter, mais tout simplement, souligner l’aspect problématique de ce symbole. Plusieurs raisons invitent à le manier avec beaucoup de prudence et de recul ; je m’explique :

 

Primo. Le christianisme oriental est incommensurablement plus riche en symboles deux fois millénaires que ce noun, piètre invention de terroristes. Que de croix ou de calligraphies, d’icônes ou de fresques, syriaques, arméniennes, assyriennes, byzantines ou arabes disent d’une manière tellement profonde leur histoire et leur héritage. Sur ce plan, considérer le noun comme leur symbole est excessivement réducteur.

 

Secundo. L’un des arguments avancés pour l’utilisation de ce noun est le sens du mot qu’il abrège, que d’aucuns traduisent avec fierté, « nazaréen ». Or, le terme arabe, nasrani, pouvant effectivement être traduit de la sorte, est discriminatoire pour les chrétiens d’Orient. Ceux-ci protestent depuis toujours en disant : nous ne sommes pas des nasara (pluriel de nasrani), mais des masihiyyin (chrétiens). Plus d’un théologien oriental a soulevé la différence entre les deux. Nasrani est le chrétien

selon la vision musulmane, coranique. L’un deux, Georges Khodr (théologien antiochien orthodoxe), proteste en disant :« Nous ne sommes pas les nasara du Coran ». Ceux-ci auraient effectivement été hérétiques. Michel Hayek (théologien maronite) considère, quant à lui, que Mahomet ne rencontra aucun chrétien, mais uniquement des nasara. Tout cela eut comme résultat une mécompréhension du christianisme, puisque l’islam primitif n’en connut que des versions « hérétiques ». Ajoutons que l’utilisation de ce vocable de nasara évoque pour les chrétiens le régime politique musulman discriminatoire de la dhimma qui les relègue à une citoyenneté de seconde zone au sein de la cité musulmane. Ainsi, le terme nasrani répugne en général le chrétien d’Orient. Les comportements et discours de Daech et ses sœurs ne font qu’augmenter le malaise.

 

Tertio. L’utilisation du noun est liée à un événement très particulier ayant eu lieu à Mossoul en 2014, et ayant concerné quelques milliers de chrétiens. Or, au Proche-Orient habitent presque onze millions de chrétiens, vivant des situations extrêmement diverses qui n’ont parfois rien à voir avec tout ce qu’il se passe en Irak. Les chrétiens de l’Égypte, du Liban, de Jordanie de Terre-Sainte, d’autres régions de l’Irak, et même nombre de ceux de Syrie, vivent des réalités politiques tout à fait différentes et font face à des difficultés autres, bien éloignées du danger de Daech voulant envahir leurs villes et leurs bourgs pour les réduire à la dhimmitude. Considérer le noun comme leur symbole équivaudrait à faire d’eux ce qu’ils ne sont pas.

 

Je ne voudrais pas, par cet article, sommer ceux qui brandissent le noun d’arrêter de le faire ; chacun est libre et responsable de ses choix. J’appelle tout simplement à ce qu’on tienne compte des éléments susmentionnés qui vont à l’encontre de la considération de cette lettre comme le « symbole des chrétiens d’Orient ». Oui, il fallait absolument être solidaire après la prise de Mossoul ; je le fus ! Mais maintenant, il faut aller beaucoup plus loin que le noun dans sa solidarité, en empruntant des chemins qui tiennent compte de toutes les richesses et de la profondeur des identités des chrétiens d’Orient.

 

Antoine FLEYFEL pour le bulletin 777 de l’Œuvre d’Orient

Antoine Fleyfel, franco-libanais, est maître de conférences à l’Université catholique de Lille, directeur de la collection «Pensée religieuse et philosophique arabe» Ed. L’Harmattan. Il est également responsable des relations académiques de l’Œuvre d’Orient.