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Révolutions arabes, chance ou danger pour le pluralisme des cultures et des religions ? Jacques HUNTZINGER - 2012

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Jacques HUNTZINGER est ancien ambassadeur de France, directeur de recherches au Collège des Bernardins, auteur de « Il était une fois la Méditerranée » (Ed. CNRS – 2011).

 

Les préoccupations sur le pluralisme culturel et religieux dans la region mediterraneenne sont tout a la fois anciennes et recentes. Elles sont apparues des lors qu’il y a eu la perception du declin des communautes chretiennes dans le monde arabo islamique au cours du 20° siecle.elles ont ressurgi de facon brutale et traumatisante ces dernieres annees , en relation avec la tragedie des chretiens d’irak .

« les religions ont engendre plus de heurts des civilisations que de pentecotes des peuples », selon la formule forte du philosophe jesuite, paul valadier.les religions sont « lumieres », mais elles sont egalement « meurtrieres ».les « religions sagesse » sont rares,a l’exception du boudhisme , du taoisme ou du shintoisme. car les religions, notamment les grands monotheismes, sont encore plus « massives », moins « poreuses » que les cultures. »les religions aiguisent les conflits parce qu’elles rendent le relatif absolu.le sacre est integral, exclusif,personnel »(regis debray).le religieux, parce qu’il est ce qu’il est,ne favorise pas en soi le pluralisme, notamment lorsqu’il est proselyte..le religieux, parce qu’il sacralise, fabrique plutot de l’unite que du pluriel.

le pluralisme trouvera ses fondements en dehors du religieux.il les trouvera , dans les temps modernes, avec l’avenement de l’humanisme et de la modernite intellectuelle,qui engendreront l’individualite moderne et le principe du libre choix des croyances et des convictions.en relation avec celui de la neutralite du pouvoir politique en matiere religieuse.la secularisation des societes europeennes ira de pair avec le developpement de la laicite des institutions pour garantir effectivement le pluralisme religieux .ainsi, la problematique du pluralisme est elle intimement liee a l’histoire des societes, aux evolutions et aux blocages de ces societes, a l’evolution du rapport entre le religieux, le societal et le politique dans chaque societe.

C’est pourquoi,l’une des grandes questions posees par les revolutions arabes en cours est de savoir si ces dernieres ne viennent pas exprimer le passage des etats et des societes arabes a une modernite qui ouvrirait la voie a un nouveau pluralisme culturel et religieux fonde sur une secularisation en cours, ou au contraire si ces revolutions ne conduisent pas finalement a l’avenement d’un traditionalisme fonde sur la religion, porte par les acteurs islamistes , freres musulmans et salafistes.

Les printemps arabes sont ils une chance ou un danger pour le pluralisme culturel et religieux?

Il faut le dire:il y a en europe une peur de la disparition chretienne en orient.le traumatisme irakien,la situation compliquee des coptes d’egypte,le desarroi des chretiens de syrie et de leurs responsables religieux, ont cree un climat qui s’exprime , par exemple , dans le livre d’annie laurent ,»les chretiens d’orient vont ils disparaitre? ». l’amalgame entre les victoires des forces islamistes et le sort des chretiens a cree un coktail explosif.il faut en tenir compte.mais c’est une raison supplementaire pour faire une analyse approfondie de la situation nouvelle qu’ont cree les printemps arabes.

Quelle est cette analyse? Elle se décline en cinq observations.

1/ la premiere est qu’un reel pluralisme culturel et religieux n’a jamais vraiment existe dans le monde arabo musulman., comme il n ‘a pas plus existe dans le monde chretien de l’europe jusqu’au 18° siecle.

Le regne d’isabelle la catholique dans l’espagne du 15° siecle a ete l’illustration la plus forte de cette europe chretienne dominatrice et intolerante.

Historiquement,la constitution de l’empire arabe , sous les omeyades et surtout sous les abbassides,s’est fondee sur la repression des minorites contestatrices, lesquelles avaient brandi le religieux et l’oriflamme de l’islam pour contester le pouvoir politique des califes et de leurs regimes.les grandes disputes des premiers siecles de l’empire arabe entre les califes et les minorites contestatrices , entre la majorite agregee autour de la sunna,et les minorites kardhajite, chiite, ismaelienne et autres,ont abouti au rejet absolu du pluralisme religieux, a la guerre entre sunnisme majoritaire et chiisme minoritaire, a l’allergie a l’encontre de la diversite , synonyme de dispute et de trouble. cette realite culturelle pese encore de tout son poids ,aujourd’hui, dans le monde de l’islam.

Quant aux rapports avec les monotheismes anterieurs,derriere la prise en compte de l’existence des precedentes religions du livre dont l’islam est l’heritier,la creation du statut de la dhimmitude, gere de facon variable entre le 7° siecle et le 19° siecle, statut juridique supprime par le sultan ottoman mais maintenu de facto au sein des societes arabo musulmanes jusqu’à aujourd’hui, reflete bien plutot un principe de tolerance qu’un principe de pluralisme.l’islam, affirmant qu’avec lui il y a le « scellement » de la prophetie , ouverte par abraham et conclue avec mahomet, demeure profondement ancree au sein de la culture religieuse de l’islam.

2/la seconde observation a faire est que le pluralisme, qui existait dans l’empire ottoman au 19° siecle, notamment apres les reformes des tanzimat , l’ouverture a l’europe et la suppression du statut de la dhimmitude, s’est profondement degrade au cours du 20° siecle.

Plusieurs facteurs historiques se sont conjugues pour expliquer cette degradation.

Tout d’abord,le conflit de palestine et la creation de l’etat d’israel ont conduit a la quasi disparition des minorites juives du monde arabe et iranien, soit par expulsion, soit par depart plus ou moins force.

dans le meme temps,l’essor des nationalismes arabes , meme s’ils ont ete portes par un grand nombre d’arabes chretiens,a conduit l’ensemble des regimes arabes issus des independances a pratiquer un amalgame entre nation et islam, dans la mesure ou la religion de l’islam etait consideree comme un element constitutif de l’identite arabe.l’ideologie des freres musulmans ,dont l’apparition date des annees trente ,dans le sillage des ecrits de rachid rida,exprime au plus haut niveau ce lien entre la nation et la religion musulmane .mais en realite ,cette « osmose » entre religion et politique impregne tout le tissu societal du monde arabe renaissant,malgre le « laicisme » de certaines forces politiques comme le parti baas, ou celui du pere de la patrie tunisienne, habib bourguiba.

les guerres civiles libanaises,qui se sont succedees entre 1970 et 1990, vont a leur tour accelerer l’exode des chretiens maronites vers l’europe et les etats unis.

Enfin,le processus d’islamisation « par le haut et par le bas »va rendre encore plus complique le developpement de societes pluralistes .dans son ouvrage sur « la crise de la culture islamique »,paru en 2002,le grand historien tunisien, hichem djait,analyse avec une grande lucidite l’histoire du monde arabe depuis son avenement a l’independance.cette histoire est celle des rendez vous manques avec le developpement, l’education,la culture ,la democratie.la defaite arabe de 1967 face aux israeliens sera le choc initial qui ouvrira la crise profonde du monde arabe face a lui meme,et qui entrainera la formation d’un couple terrible forme du « prince autocrate et du barbu religieux».la fermeture du debat politique et l’autoritarisme repressif conduiront les societes a trouver refuge dans le religieux,parce que celui ci est reste le seul referent identitaire incontestable au sein du monde arabe,parce qu’il est devenu le seul cadre organise d’une action sociale et educative face aux defaillances des etats, parce que la mosquee demeure le seul lieu possible du debat.

de ce fait, tous les regimes arabes ont accompagne l’islamisation de leurs societes, par peur, ou par compromission avec les forces islamistes,par souci de legitimation religieuse a defaut de legitimite democratique et de reussite economique et sociale .autrement dit,la profonde crise dans laquelle a ete plongee le monde arabe depuis la fin du 19° siecle a eu pour premiere consequence un blocage culturel et politique qui s’est accompagnee d’un ressourcement identitairedans le religieux islamique.de l’egypte a l’algerie.peut on considerer les regimes irakien et syrien, comme des exceptions?ces dictatures, qui ont repose sur le pouvoir d’une minorite religieuse-sunnite en irak et alaouite en syrie-ont pratique en fait un pluralisme pervers qui a combine le despotisme d’une minorite, la repression et la discrimination a l’encontre des majorites religieuses,l’instrumentalisation des autres minorites,mais egalement le soutien a un islam obscur.

3/ »la surprise « des printemps arabes a d’abord ete celle de la revelation au grand jour de l’existence de societes arabes , modernisees , complexifiees, diversifiees .derriere l’image obsedante du « couple « forme par le dictateur et l’islamiste,cristallisee par le 11 septembre 2001, les dynamiques sociales a l’oeuvre dans le monde arabe depuis une trentaine d’annees avaient ete occultees.or, le monde arabe avait profondement change .

Il s’y etait cree des couches sociales nouvelles, modernes , mondialisees, laiques.et ce sont ces couches sociales nouvelles qui seront en pointe dans la premiere phase des revolutions arabes,en 2010/2011.le colloque organise par le college des bernardins en fevrier 2012 sur « les printemps arabes et le religieux »a montre a quel point le processus de la secularisation a pris corps au sein de ces societes traditionelles.les printemps arabes sont d’abord la revelationde la modernisation acceleree et de la secularisation en cours des societes du sud de la mediterranee.

Et c’est la la principale chance des minorites religieuses, notamment des chretiens d’orient.le developpement de forces sociales et politiques laicisees ,l’existence de couches sociales demandeuses d’etat de droit et de libertes publiques,la montee en puissance de la revendication democratique et du debat politique sont des realites irreversibles, quels que soient ,demain, les aleas de la vie politique.

les revolutions arabes peuvent etre demain la veritable « renaissance » de ce monde arabe,alors que cette renaissance -la nahda-avait avortea la fin du 19° siecle et avait ete bloquee ulterieurement par les nationalismes arabes.les revolutions arabes en cours peuvent creer le terreau subtantiel pour le developpement d’un pluralisme culturel et religieux effectif.la construction en cours, complexe et chaotique, d ‘un « socle democratique », qui n’a jamais existe dans ces societes,repose sur les trois elements que sont la democratie politique(les elections libres et transparentes,les partis politiques, le debat organise), la liberte des medias,et la construction d’un etat de droit.la democratie politique peut etre la voie par laquelle se construira un reel pluralisme .culturel et religieux.une premiere ebauche en est fournie par l’existence de partis laics ainsi que de partis politiques trans confessionels.

4/ Le developpement de la modernite et du pluralisme dependra beaucoup de l’evolution des forces politiques islamistes appelee a participer a la gestion politique des revolutions arabes.

Les revolutions arabes ont plus bati de modernite politique et institutionnelle en une annee que ne l’ont fait tous les regimes anterieurs depuis les independances.c’est l’acquit de l’avenement de la democratie.mais dans la plupart des pays concernes,les elections ont amene dans les parlements et aux gouvernements des forces politiques islamistes, qu’il s’agisse des partis heritiers de la mouvance des freres musulmans(egypte, tunisie, maroc) ou de formations creees par les mouvements salafistes(egypte).

Alors, apres les printemps arabes, les hivers islamistes?

Le test essentiel sera celui des transitions tunisienne et egyptienne.en tunisie,ils’agira d’observer l’evolution du parti ennahda,qui devra composer avec son histoire,l’exercice du pouvoir,les dynamiques de la societe tunisienne,l’existence de forts partis laics,les contraintes economiques, mais aussi, en sens inverse, les pressions des salafistes.defenseurs d’un conservatisme religieux et culturel.le premier examen de passage important aura ete la decision prise de la non revision de l’article 2 de la constitution, conduisant au rejet de l’inscription constitutionelle de la charia. la tunisie ne comprend pas de minorites religieuses chretienne , chiite,ou autre,mais l’experience tunisienne , le « laboratoire » qu’est redevenu la tunisie dans le monde arabe ,aura un impact tres important.

En egypte,le grand debat sur la constitution et la nature de l’etat, civil ou religieux, est en cours , au milieu d’un affrontement politique entre les trois grands poles de la politique egyptienne que sont aujourd’hui l’armee,les acteurs revolutionnaires laics, et les freres musulmans,eux memes travailles de l’interieur par des courants divers et contestes de l’exterieur par les forces salafistes.

Mais il n’ya pas que la tunisie et l’egypte a observer.il faut suivre de facon attentive la lybie ,au lendemain de la victoire electorale des courants revolutionnaires et laics.le yemen, marque par le jeu complexe noue entre les acteurs tribaux, islamistes et revolutionnaires.mais encore, le maroc et la jordanie,avec les evolutions en cours dans l’equilibre des pouvoirs entre les monarchies en place, les forces islamistes moderees soutenues par une part importante des populations, et des societes en pleine modernisation.mais il faut observer aussi le bahrein, domine par l’affrontement entre la majorite sunnite et une forte minorite chiite.ainsi que le koweit,a l’etat democratique tres avance, du fait de la politique menee par la dynastie regnante.

On se rend compte que le monde arabe est traverse depuis ces dernieres decennies par un double processus, pas necessairement contradictoire.un processus de modernisation sociale et de secularisation, et un processus d’islamisation,d’adherence a un referent religieux considere comme la solution a tous les problemes de la societe.il se produit en fait un entremelement des deux processus , exprime , par exemple, par l’emergence d’un « feminisme islamique », incarne par tamarkah khol,porte parole des nouvelle generations yemenites , prix nobel de la paix 2011., ou encore par les responsables des jeunes generations des freres islamistes egyptiens.

En soi, cette nouvelle complexite societale du monde arabe et cette dyna mique democratique a l’oeuvre doivent permettre la construction d’ un terreau socio politique propice a l’acceptation d’un pluralisme culturel et religieux.affirme et garanti.

5/ L’avenir des minorites religieuses au sein du monde arabe est moins lie a des regimes de « protection », survivances de la combinaison d’un statut de dhimmitude implicite et des ingerences des ex puissances coloniales, qu’à l’etablissement de veritables citoyennetes garanties par un etat de droit.

Le statut libanais est une exception historique , qui ne peut devenir un exemple a suivre.d’abord, parce que la societe libanaise, dans sa constitution et sa mosaique confessionelle, est tout a fait specifique.ensuite, parce que le regime confessionnel libanais rend tres difficile l’avenement d’une citoyennete et d’une democratie modernes du fait du poids des traditions claniques et familiales et du partage codifie des pouvoirs entre les confessions..le statut libanais est une survivance du passe, et non pas un modele pour l’avenir des democraties arabes naissantes.

Le veritable fondement d’un pluralisme organise et garanti est l’etablissement d’une egale citoynnete de tous.au dela des croyances et des religions.les garanties d’un pluralisme effectif sont l’egalite juridique, les libertes publiques,l’independance de la justice, l’etat de droit., toutes composantes qui passent par la construction d’une democratie politique,la creation d’une citoyennete et, au bout du compte, par un droit laicise et modernise.

mais en attendant la laicisation complete du droit , et notamment des statuts personnels,ce qui n’est pas pour demain,il faudra , dans les transitions en cours, combiner le respect des statuts personnels et confessionnels, garants des droits des minorites religieuses ,avec la construction des regles generales de droit relatives a la pleine egalite juridique,la liberte religieuse,la liberte de culte,et la neutralite religieuse de l’etat,pour autant que cette neutralite se concilie avec la reference a l ‘islam dans les constitutions.

la construction de « laicites arabes » specifiques,propices a la garantie du pluralisme,est susceptible d’ accompagner les avancees de la democratie.c’est en tout cas dans cette direction que devraient s’engager les communautes chretiennes d’orient, si elles veulent garantir pour l’avenir leur survie et leur developpement.,et pas seulement dans la defense du statu quo actuel,qui ne peut que leur porter prejudice ,a terme.le « socle minimum » qu’il faudra batir , et sur lequel il faudra s’appuyer dans la construction des democraties naissantes,devra combiner la liberte de conscience,la liberte du culte , et la liberte religieuse.actuellement, ce « socle minimum » des trois libertes fondamentales est diversement reconnu et applique, du koweit a l’arabie seoudite, de la turquie au maroc.c’est le moins que l’on puisse dire..

en conclusion, le sort des minorites religieuses en terre d’orient est lie a la consolidation d’un pluralisme qui ne peut plus etre simplement la perennisation d’un statu quo precaire et aleatoire dont les regimes au pouvoir seraient les seuls garants.ainsi,soutenir bachar el assad parce que il est le seul a garantir le statut des minoritesreligieuses presentes en syrie.est une vision de courte vue ,etune vision fausse.car ce « pluralisme » n’en est pas un.il est simplement, au mieux, une politique de tolerance, au pire une politique d’instrumentalisation jouant les minorites contre la majorite des citoyens du pays.

L’avenir des chretiens d’orient a partie liee avec le destin des revolutions arabes.un certain nombre de coptes d’egypte, mais aussi de chretiens de syrie l’ont compris, lorsqu ‘ils ont decide de s’engager dans les mouvements revolutionnaires ou dans les forces politiques nouvellement apparues.

L’avenir des chretiens d’orient a egalement partie liee avec le travail de dialogue politique qui doit se nouer entre eux et les acteurs islamistes , lesquels sont eux meme , a l’heure actuelle, en recherche de leur propre destin dans un monde arabe renaissant.

Jacques Huntzinger