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"Une Égypte qui retient son souffle", de JJ Pérennès, secrétaire général de l'Idéo au Caire

Je n’ai pas caché dans mes textes précédents et dans diverses conférences données ici et là combien je considère comme positif le processus politique dans lequel s’est engagée l’Égypte. Au point de passer pour un homme exagérément optimiste.

Optimiste, je ne le suis guère, en fait, étant bien placé ici pour mesurer la complexité et les risques de la transition en cours :

NOUS ALLONS CONNAITRE DES ANNÉES DIFFICILES ET LA TRANSITION SERA LONGUE;

mais je suis confiant, estimant que ce qui est engagé n’est rien moins que l’entrée de ce pays dans ce qui ressemble à la modernité :

  • aspiration à plus de liberté,
  • refus des diktats politiques
  • et religieux, accès possible à une certaine citoyenneté.

Depuis le renversement de Moubarak, les Égyptiens ont fait l’expérience de cette liberté ; pour la première fois de leur vie, ils ont voté, ils ont participé à des manifestations et à des grèves ;

LA PEUR EST TOMBÉE

Je ne pense pas que l’on reviendra en arrière, même si nous sentons revenir – pour un temps ? – la possibilité d’un régime autoritaire. Le fait qu’un peuple à majorité musulmane ait exprimé aussi clairement le 30 juin dernier son refus de l’islam politique est extrêmement encourageant, comme je l’ai écrit l’été dernier dans un article pour La Croix.
Revenons un peu sur les faits. Au cours du premier semestre de 2013, le régime islamiste de Mohammed Morsi s’est gravement discrédité. Pour deux raisons principales :

LE SECTARISME ET L’INCOMPÉTENCE

Le sectarisme s’est manifesté par une obsession des Frères musulmans à occuper le maximum de postes au sein de l’État. Fondée il y a 85 ans, la confrérie a été longtemps interdite suite à diverses tentatives de prise du pouvoir par la violence, ses militants ont été emprisonnés. On peut comprendre leur impatience à s’assurer d’un pouvoir enfin conquis avec l’assentiment populaire. Mais ceci a déplu aux Égyptiens, qui, sortant de quatre décennies de régime autoritaire, n’ont guère envie de subir une autre dictature, religieuse cette fois.

La seconde raison du discrédit est l’incompétence dont les dirigeants islamistes ont fait preuve. Ils se sont plus préoccupés d’idéologie – faire voter une Constitution islamiste et des lois sur la « moralisation » de la société – , alors que les attentes des Égyptiens étaient du travail pour leurs enfants, des écoles et des transports de meilleure qualité, des soins de santé décents, etc.

Avec le recul, on mesure mieux qu’un troisième facteur a précipité leur chute : l’État profond n’a pas changé de nature. L’administration et les grands corps de l’État – magistrature, police, diplomatie, etc.– sont restés aux mains de ceux que le régime de Hosni Moubarak avait installés. Le moins que l’on puisse dire c’est qu’ils ont tout fait pour précipiter la chute d’un régime en voie de discrédit.
Cela nous a conduit à juin 2013.

UN MOUVEMENT POPULAIRE, LANCÉ PAR LA JEUNESSE RÉVOLUTIONNAIRE DE TAHRIR,

et appelé tamarrod (rébellion), a lancé une campagne nationale de signatures visant à réunir plus de noms que le nombre de voix obtenus par Mohamed Morsi lors de son élection en 2012. Ils y seraient parvenus, soutenus, semble-t-il, par une partie de l’appareil d’État, certains partis politiques libéraux et officiers supérieurs. Toujours est-il que le 30 juin 2013, date anniversaire de l’arrivée au pouvoir de Mohammed Morsi, a été marqué par des manifestations d’une ampleur inégalée, sur l’ensemble du territoire national. Je ne me prononcerai pas sur le nombre de millions de manifestants – des chiffres fantaisistes sont avancés – mais on ne peut en nier l’ampleur quand on en a été témoin. De plus, la composition sociale des protestataires était cette fois plus large que lors de la chute de Moubarak : un vaste éventail de catégories sociales, des ruraux comme des urbains, diverses générations réunies.
Devant l’ampleur des manifestations, le ministre de la Défense, le général al-Sissi, pourtant choisi onze mois plus tôt par Morsi lui-même, annonce le 3 juillet la destitution du président, la suspension de la Constitution, la nomination d’un président intérimaire – le président de la Haute Cour constitutionnelle – et d’un gouvernement chargés de mettre en œuvre une « feuille de route » : écriture d’une nouvelle Constitution et organisation de nouvelles élections législatives et présidentielles. Cette destitution a été appuyée par le grand Imam d’al Azhar, le pape des Coptes orthodoxes, les partis politiques libéraux et le partir salafiste. Un large front, en somme. Ce qui avait été sous estimé est la détermination des Frères musulmans à lutter pour conserver un pouvoir qu’ils estiment acquis « démocratiquement ». Plusieurs pays occidentaux ont d’ailleurs été tentés de les soutenir, demandant la libération de M. Morsi au nom du respect des formes de la démocratie. La majorité des Égyptiens a considéré ce coup d’État comme étant plus populaire que militaire. Appelant leurs partisans à « résister jusqu’au martyre », les dirigeants des Frères musulmans ont alors déclenché une dynamique de violence qui s’amplifie de jour en jour, avivée par la vigueur de la répression militaire. La présence de nombreux combattants djihadistes dans le Sinaï complique la donne. La crainte actuelle est un scénario à l’algérienne (des années 1990) : multiplications des attentats islamistes et développement d’un courant éradicateur au sein de l’armée.
La nouvelle Constitution sera soumise à référendum à la mi-janvier. Les Frères musulmans appellent au boycott et multiplient les foyers d’agitation, en particulier dans les Universités. On ne sait pas encore quand auront lieu les élections. Le plus inquiétant pour l’heure est de voir la violence se rapprocher des villes et des citoyens, et l’absence de voix et de figures politiques appelant au compromis, à la négociation.

IL N’Y AURA DE VÉRITABLE ISSUE QUE LORSQUE TOUS LES ACTEURS POLITIQUES ACCEPTERONT DE S’IMPLIQUER.

Les Frères musulmans doivent accepter de faire leur autocritique et les militaires comprendre que la méthode forte de règle pas tout, loin de là. Cette transition politique va prendre une ou deux générations. Espérons qu’elle n’engendrera pas trop de violences. Le face à face actuel est inquiétant.

 

Un article exclusif de Jean-Jacques Pérennès, dominicain, secrétaire général de l’Institut dominicain d’études orientales (Idéo). Il vit au Caire.

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