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La crèche de Bethléem : 136 ans au chevet des enfants abandonnés

Plonger dans les correspondances épistolaires des Filles de la Charité, à la tête de la crèche de Bethléem, avec l’Œuvre d’Orient, c’est comprendre ce qu’était et est devenue cette institution, la seule à prendre en charge des nouveau-nés abandonnés dans les territoires palestiniens. 


Une douce odeur de bébé flotte dans la pouponnière. Huit nouveau-nés dorment profondément dans leurs berceaux en fer parfaitement alignés. Sœur Denise saisit l’un d’eux. “Ce petit, on nous l’a laissé à la fin du mois d’août. On l’a retrouvé devant notre porte, dans un sac, avec du lait, quelques affaires et un peu d’argent”. La directrice de la crèche caresse l’enfant du regard avant de soupirer : “Finalement, c’est toujours la même chose. Rien n’a vraiment changé en 140 ans.

En 1885, répondant à un appel de l’évêque de Bethléem, les Filles de la Charité de Saint-Vincent de Paul s’installent dans la ville de naissance de Jésus pour y ouvrir un dispensaire. Alors qu’elles se destinent aux soins des malades, elles se retrouvent face à un phénomène d’une autre ampleur. L’abandon d’enfants. Juste devant leur porte. Ne pouvant se résoudre à laisser ces bébés parfois âgés d’à peine quelques jours, elles les recueillent, posant les bases de ce qui deviendra le seul orphelinat de nouveau-nés de Palestine. Un établissement pudiquement appelé la “Crèche de la Sainte-Famille”.

Les pleurs se mêlent aux rires dans la galerie où des bambins d’un an transforment leur youpala en auto-tamponneuses en attendant de recevoir leur goûter. Ils sont une cinquantaine à vivre les six premières années de leur vie dans ces couloirs et à faire résonner la grande maison de leurs gazouillis. Le temps passe, les époques changent, et pourtant, les histoires de ces enfants aux bouilles attachantes restent les mêmes.

Enfants de la honte

Ils nous viennent de tous les points de Palestine”, relate Sœur Mayaud, ancienne directrice de l’établissement dans un courrier de 1922 publié dans le bulletin de l’Œuvre des Écoles d’Orient la même année. Elle détaille : “Parfois ce sont de petits orphelins, la mère est morte, la famille pauvre et l’on est heureux de donner le poupon à élever. Mais la plupart ont été trouvés dans les champs, dans la rue, à la porte d’une communauté religieuse ; ceux-là portent souvent la trace de la brutalité avec laquelle ils ont été traités. Quelquefois, les mères elles-mêmes viennent nous les apporter. Parmi celles-ci se rencontrent de pauvres filles trompées ou ayant eu un moment de faiblesse.”

Quelle que soit l’époque, les Filles de la Charité qui se succèdent à la tête de la crèche font état de ce genre d’abandon. “Les enfants sont parfois trouvés sur les routes, dans des poubelles, aux portes des hôpitaux, des mosquées ou des églises”, écrit l’une d’elles en 2002. “Les bébés trouvés sont désormais une minorité. Mais les cas sociaux et les filles-mères qui nous laissent leurs nouveau-nés après avoir accouché dans l’hôpital à côté sont de plus en plus nombreux”, regrette sœur Denise qui recueille entre 15 et 20 de ces “enfants de la honte” tous les ans. Issues de viols, de relations incestueuses ou hors-mariage, ces naissances sont considérées comme un déshonneur dans les familles arabes qui vont parfois jusqu’à tuer mère et bébé pour laver la faute commise. “Aucune maman ne rejette son enfant facilement. Mais entre la vie et la mort, elle préfère choisir la vie pour les deux”, glisse la mère supérieure.

Les moyens de communication modernes permettent à certaines d’entre elles de maintenir un lien, même ténu. “Une jeune maman aveugle avait appelé quelques jours après son accouchement pour savoir si sa fille était atteinte du même mal”, se souvient sœur Denise. Chaque nom, chaque visage, chaque histoire reste gravée dans sa mémoire. Elle sourit : “Le bébé se portait comme un charme.” Passé leur sixième année, les enfants sont hébergés par l’ONG SOS Village d’enfants. D’autres sont accueillis dans des familles musulmanes qui deviennent leur tuteur. Mais aucun ne peut être candidat à l’adoption plénière depuis une loi passée en 2004 par le gouvernement palestinien. Les yeux de la religieuse se voilent : “Chaque départ est un déchirement.

Soutien psychologique

En 140 ans d’accueil d’enfants abandonnés, la crèche peut se targuer d’avoir vu le taux de mortalité réduire considérablement. Dans les années 1920-1930, un enfant sur deux ne survivait pas à sa première année à l’orphelinat. “Sur les 71 reçus depuis le 1er janvier, seul la moitié ont résisté et vivent, écrit sœur Mayaud en novembre 1926. Ces enfants arrivent dans de si mauvaises conditions, ils sont si chétifs, si maltraités parfois, que le médecin de l’hôpital considère comme un merveilleux résultat cette survie de 50/100.”

Si elle est reconnue par les œuvres sociales de Palestine depuis 1905, et travaille main dans la main avec les services sociaux de l’Autorité palestinienne, la crèche de Bethléem ne reçoit d’elle aucune subvention. Son fonctionnement a toujours dépendu quasi exclusivement de dons de particuliers. Les lettres qui partaient annuellement de Bethléem vers le siège parisien de l’Œuvre d’Orient témoignent d’un dénuement proche de la pauvreté. “Nous vivons vraiment en « Église des pauvres », raconte sœur Simon dans un courrier daté de 1965. Je voudrais installer mieux nos services, séparer les plus grands des plus petits. Je voudrais pouvoir mieux les nourrir. Je voudrais que les plus grands soient déjà un peu éduqués. Je voudrais tant de choses !” Une supplique à laquelle l’Œuvre d’Orient a répondu tous les ans avec l’envoi de quelques milliers de francs, récoltés grâce aux “Étrennes de l’enfant Jésus”, au moment de Noël.

Grâce aux dons et aux financements de projets structurants, les Filles de la Charité qui s’occupent de la crèche avec l’aide d’une vingtaine de travailleurs sociaux, sont parvenues à se focaliser sur d’autres besoins que ceux de première nécessité. Ainsi, en plus de leur offrir sécurité et éducation, elles tentent de minimiser les conséquences du traumatisme psychologique de la séparation ou du rejet dont ils ont été victimes. Sous la houlette de sœur Denise, la crèche a embauché un psychologue et un psychomotricien. Un suivi indispensable à ses yeux : “Les événements vécus par ces enfants les rendent souvent difficiles. Ils accusent aussi du retard, que ça soit au niveau du langage ou du développement moteur”, explique la directrice. Si le profil des enfants recueillis ne change pas d’hier à aujourd’hui, c’est toute la manière d’en prendre soin qui évolue avec son temps.

Cécile Lemoine

Journaliste à Jérusalem


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